Comment les journalistes peuvent mieux traiter leurs sources

20 déc 2021 dans Bases du journalisme
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Rachel Dissell n’était encore qu’une jeune journaliste du Plain Dealer de Cleveland, dans l'Ohio, lorsqu'elle a interviewé une jeune fille de 17 ans qui avait reçu une balle dans le visage tirée par son ex-petit ami.

"L'une des choses très importantes pour moi était de ne pas lui faire plus de mal", raconte Mme Dissell, qui travaille maintenant pour Cleveland Documenters et The Marshall Project, au sujet de la jeune fille, Johanna Orozco.

Mme Dissell s'est adressée à un programme appelé Children Who Witness Violence pour obtenir des conseils sur la manière de mener les entretiens. Une fois son reportage prêt à être publié, Mme Dissell a également fait quelque chose d'inhabituel : elle a invité Mme Orozco à voir les huit parties de son dossier mises en page avant leur publication. Mme Orozco était une enfant, et Mme Dissell ne voulait pas qu'elle soit dépassée par les photos. Lorsqu'elle a fait part de cette décision à un groupe de journalistes lors d'un atelier sur l'éthique à Kent State, "il y a eu des halètements audibles dans la salle", se souvient Mme Dissell.

Elle s'est dit : "Dois-je défendre fermement ce que je pense être juste... ou dois-je laisser ces gens m'écraser en disant que cela ne correspond pas aux normes journalistiques ? Je pense qu'il fallait faire preuve d'humanité pour quelqu'un qui nous avait fait confiance avec une histoire, et ce n'était même pas notre foutue histoire. C'était son histoire."

Les journalistes font commerce des histoires des autres. Lorsqu'ils traitent d'un traumatisme, le processus d'interview exige une sensibilité qui va bien au-delà de ce qui est nécessaire pour communiquer avec des chargés de relations publiques ou des fonctionnaires.

Alors que le journalisme évolue pour devenir plus inclusif, empathique et axé sur les solutions, j'ai demandé à quatre journalistes qui couvrent l'immigration, les agressions sexuelles et l'incarcération de réfléchir à cette question : lorsque nous demandons aux gens de partager leurs expériences les plus intimes, que leur devons-nous en retour ?

Présentez-vous

C'est une règle d'or du journalisme : ne vous mêlez pas au sujet. Mais cela n'a pas toujours de sens pour Melissa Sanchez, dont l'histoire personnelle a inspiré une partie de sa couverture de l'immigration et du travail à bas salaire.

Lors d'un reportage sur des adolescents guatémaltèques travaillant dans des usines de Chicago pour ProPublica, Melissa Sanchez a écrit qu'elle pensait à son père, qui a grandi dans une région rurale du Mexique et a commencé à travailler dans une usine de recyclage à 15 ans. Elle a parlé de son père aux adolescents, expliquant que cela l'aidait à comprendre leur vie.

"Le meilleur scénario pour moi [est] que les gens s'ouvrent et me disent leurs craintes et leurs espoirs les plus profonds... mais je pense que vous ne pouvez obtenir cela que s'il y a de l'intimité et de la confiance", dit-elle. "Ce n'est pas objectif ? J'ai l'impression que ce n'est pas pertinent. Il s'agit d'être juste envers les gens à un niveau humain, et une partie de cela consiste à s'exposer autant qu'ils s'exposent à vous."

Allen Arthur réalise des reportages sur les personnes anciennement et actuellement incarcérées. Il est également responsable de l'engagement en ligne au sein du Solutions Journalism Network. Il réfléchit beaucoup à la dynamique de pouvoir dans le reportage et à la place des journalistes dans les communautés qu'ils couvrent. Il comprend la réticence de certaines de ses sources à s'ouvrir à quelqu'un qui n'a jamais été en prison, surtout si elles sont blanches.

"La première chose que tout le monde dit, c'est : 'Mais qui êtes-vous ? Nous sommes ici en train de souffrir, et vous êtes au travail. En quoi êtes-vous différents de toutes les institutions qui viennent ramasser les cadavres dans notre communauté ?'", explique-t-il. "Les journalistes prétendent que ce n'est pas le cas, mais ça l'est. Nous sommes perçus de cette façon."

M. Arthur dit que les pré-interviews sont un moyen pour les gens d'enquêter sur ses intentions et de poser des questions sur lui. "Franchement, tout ce qui concerne ma vie personnelle leur est ouvert", déclare-t-il.

Il a souligné l'importance de traiter les expériences des sources avec soin. "Je pense que si je devais graver une chose dans la tête des journalistes, ce serait qu'ils comprennent combien les gens voient leurs histoires comme délicates et précieuses", dit-il. "Ils veulent savoir comment nous allons les recueillir et comment nous allons les utiliser".

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Expliquez l'article et son impact potentiel

Mme Sanchez se sent toujours coupable suite à une interview faite en tant que jeune reporter dans l'État de Washington.

Le gouvernement avait contrôlé une entreprise agricole et découvert qu'elle employait de nombreux immigrants sans papiers. Dans son reportage, Mme Sanchez a cité l'un des travailleurs qui avait été licencié, en joignant une photo de lui. "Je l'ai mis en garde contre toutes les conséquences potentielles liées à l'immigration et à l'expulsion, mais je n'avais pas prévu que le fait de me parler de cela l'empêcherait de trouver du travail dans cette entreprise à l'avenir", raconte-t-elle. Il l'a appelée par la suite, désemparé.

C'était un moment de grand apprentissage. Aujourd'hui, Mme Sanchez dit aux gens que le fait de lui parler pourrait avoir des conséquences au-delà de ce qu'elle peut prévoir. Elle les informe également que le processus de vérification des faits de ProPublica est rigoureux et comprend une vérification des antécédents des sources.

Parfois, les gens sont surpris par la façon dont leurs informations sont utilisées dans un article. Une conversation d'une heure peut se résumer à une ou deux citations dans un article fini. Maurice Chammah, journaliste au Marshall Project, explique que, lorsqu'il le peut, il indique souvent à ses sources où elles apparaîtront dans son reportage et comment leur expérience peut s'intégrer dans un récit plus large.

Si une personne doit s'exprimer publiquement, il faut lui donner la possibilité d'évaluer les risques : "L'une des rares choses que vous pouvez donner à une personne en tant que journaliste, c'est la possibilité de dire non."

Revenez vers elles

Dans un reportage long, le processus de l'interview à la publication peut prendre un certain temps.

Cela a été particulièrement vrai pour M. Chammah lorsqu'il a écrit son livre, Let the Lord Sort Them : The Rise and Fall of the Death Penalty. Pour garder ses sources informées pendant le processus de publication de plus de deux ans, il a créé une feuille de calcul cataloguant toutes ses interviews. Il a ensuite repris contact avec chaque personne pour lui faire savoir comment il avait utilisé leur conversation.

Pour un récent article sur les enfants afghans dans un refuge pour immigrés à Chicago, Mme Sanchez est également retournée voir chaque source pour vérifier leurs commentaires et confirmer leur consentement. Personne n'est revenu sur ses mots au cours de ce processus, dit-elle. Beaucoup se sont sentis plus en sécurité, et ont renforcé leurs propos lorsqu'ils ont réalisé combien d'autres personnes avaient partagé des constats similaires.

M. Chammah s'est décrit comme un "médiateur entre la source et le public". Le reportage est un exercice d'équilibre entre ce qu'un rédacteur en chef exige, ce que les lecteurs veulent voir et ce qu'une source veut partager. Les quatre journalistes s'accordent à dire que l'empathie est essentielle.

"Au bout du compte", indique Mme Sanchez, "je pense que mon devoir va aux sources sur lesquelles j'écris".

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Quelques conseils en plus :

Faites une frise des événements

La première chose que les journalistes doivent à leurs sources est un article exact. Lorsque quelqu'un vous raconte une histoire qui implique un traumatisme, il est naturel que les souvenirs soient brouillés. Mme Dissell conseille de s'asseoir avec votre source et d'établir une chronologie ensemble.

Consultez les experts

Si vous traitez d'un sujet dont vous n'avez pas l'expérience, comme le handicap, le traumatisme sexuel ou l'immigration, par exemple, Mme Sanchez suggère de demander à un journaliste qui lui possède cette expérience de relire votre article.

Laissez vos sources poser leurs questions

Parfois, nous ne posons pas les bonnes questions, et les sources le savent. "Faites-leur savoir qu'ils peuvent avoir du répondant", dit M. Arthur.

Soyez empathiques mais établissez des limites claires

S'ouvrir à une autre personne peut créer une intimité émotionnelle, même dans le contexte d'un entretien. Faites savoir dès le départ aux personnes qui partageront avec vous des expériences graves quelles sont les limites et que vous ne pouvez pas être leur seule source de soutien.


Photo de Amy Hirschi sur Unsplash.