Faites-moi confiance, je suis journaliste

10 janv 2022 dans Pérennité des médias
Des lettres en bois d'un jeu de scrabble, écrivent "Trust", confiance en anglais.

Cet article a d’abord été publié sur Edelman, dans le cadre d’une série d’articles sur la confiance en l’année à venir commandée par l’Edelman Trust Institute. Elle contient les contributions d’experts reconnus des mondes académique, économique, associatif et politique.


Il n'est pas facile d'être journaliste aujourd'hui. Vous êtes quotidiennement menacé et harcelé de toutes parts : de gouvernements répressifs et autocrates en puissance, aux tweets ou messages Facebook injurieux, en passant par des menaces physiques et un risque sans précédent d'être tué pour votre travail. Ajoutez à cela le stress chronique lié au fait de travailler dans un secteur en proie à une crise économique persistante.

La récompense pour avoir fait face à tout cela ? Presque personne ne vous fait confiance. Selon le baromètre de confiance Edelman du printemps 2021 : Un monde traumatisé, le manque de confiance dans les médias d'information traditionnels est à un niveau record (la confiance dans les réseaux sociaux est encore plus faible). Si la confiance du public dans la plupart des institutions (y compris le gouvernement et les ONG) n'est pas très forte, sa confiance dans les médias d'information l’est encore moins. Lorsque les gens disent que les politiciens sont des sources plus crédibles que nous, les journalistes, c’est mauvais signe.

Il est vrai que la polarisation politique accrue et les montagnes de désinformation en sont en grande partie responsables. Les journalistes sont de moins en moins considérés comme des voix indépendantes. Ils sont perçus comme ayant des intentions cachées, ce qui les rend "avec nous ou contre nous". Pendant ce temps, les informations fondées sur des faits sont en concurrence avec la désinformation qui suscite la rage et l’indignation. Certains acteurs malveillants s'attaquent activement à la crédibilité des journalistes et y parviennent trop souvent, grâce à l'environnement favorable de l'écosystème actuel des réseaux sociaux.

Un exemple concret : la courageuse journaliste philippino-américaine Maria Ressa, lauréate du prix Nobel de la paix en 2021. Mon organisation, le Centre International pour les journalistes, en collaboration avec l'Université de Sheffield et le site d'information Rappler de Mme Ressa, a récemment mené une analyse médico-légale de centaines de milliers d'attaques sur les réseaux sociaux contre la journaliste au cours des cinq dernières années. Près de 60 % de ces attaques visaient spécifiquement à saper sa crédibilité professionnelle et, par extension, la confiance du public dans son journalisme.

[Lire aussi : Les Prix Nobel de la paix 2021 mettent en lumière le rôle du journalisme face à l’autoritarisme]

 

Que peut-on faire pour inverser cette vague d'hostilité ? Une meilleure autorégulation par les plateformes de réseaux sociaux serait utile, tout comme d'autres interventions politiques. Toutefois, il n'y a actuellement que peu de consensus sur ce que celles-ci pourraient être, et de nombreux journalistes s'inquiètent du fait que les actions gouvernementales délibérément conçues pour aider les médias finissent souvent par faire le contraire. C'est pourquoi de nombreux journalistes pensent que la meilleure stratégie consiste simplement à "baisser la tête et faire son travail".

Je ne crois pas que cela suffise. Il est temps de repenser fondamentalement le journalisme, depuis la manière dont il est produit et diffusé jusqu'à la manière dont il interagit avec le public et dont nous en mesurons l'impact. Rétablir la confiance nécessite de nombreuses mesures, grandes et petites, que les journalistes et les organisations qui les emploient encore peuvent mettre en place. Les suggestions qui suivent ne sont pas un plan d’action prêt à l'emploi, mais plutôt une première exploration des mesures qui pourraient faire la différence.

Repenser le travail de reportage

Une suggestion vient d'une source inattendue : le pape François. Le souverain pontife a récemment partagé une vision du journalisme qui vise directement à reconstruire une culture de la confiance. La mission du journaliste, dit-il, est "d'expliquer le monde, de le rendre moins sombre, de faire en sorte que ceux qui y vivent en aient moins peur et regardent les autres avec plus de conscience, et aussi avec plus de confiance". En d'autres termes, il ne faut pas s'arrêter à la découverte de faits obscurs, mais aussi apporter la lumière.

De nombreux journalistes, bien sûr, font déjà beaucoup les deux. Ils révèlent les "agissements obscurs" en aidant à faire tomber des gouvernements corrompus en Slovaquie, en découvrant des réseaux de trafic d'êtres humains au Nigéria et en documentant l'escalade de la crise alimentaire en Afghanistan. Ils apportent également un peu de lumière, en rendant compte de la vie des habitants des communautés défavorisées et mal desservies de São Paulo, des efforts de participation électorale réussis dans la nation Navajo, de ce que les pays peuvent apprendre de l'Estonie en matière de cybersécurité, entre autres.

Sans pour autant réduire la part de journalisme d'investigation, essentiel pour exposer les problèmes, existe-t-il d'autres moyens intelligents pour les médias de faire plus de reportages sur les solutions ? Et comment les rédactions peuvent-elles faire évoluer leur couverture pour qu'elle soit plus pertinente pour les lecteurs ? Voici quelques suggestions :

  • Combattre la désinformation de front : Les rédactions pourraient adopter une approche plus globale de la désinformation, en examinant “l'infodémie" de la même manière qu'elles ont abordé tous les aspects de la pandémie de COVID-19. Elles peuvent exposer les chiffres qui se cachent derrière les campagnes de désinformation et couvrir régulièrement des histoires comme celle-ci, découverte par des chercheurs, qui a révélé que seulement 12 comptes Facebook, Twitter et Instagram étaient à l'origine de la majorité des fausses informations sur les vaccins contre le COVID-19. Imaginez que les rédactions fassent régulièrement ce travail d’identifier les agents pathogènes de la désinformation dès qu'ils apparaissent, plutôt que d'attendre qu'ils se répandent. Les médias pourraient faire régulièrement équipe avec des chercheurs et des think tanks disposant de la puissance de calcul et d'analyse nécessaire pour identifier les tendances des réseaux sociaux.
  • Créer plus de liens avec les publics : Les recherches montrent que les gens s'intéressent davantage à l'actualité lorsqu'un article journalistique répond à la question que tous les lecteurs se posent instinctivement : "Qu'est-ce que cela signifie pour moi ?" Pourquoi ne pas faire plus d'articles qui prennent une grande question et la ramènent à son impact sur une communauté et moins de couverture des démêlés entre personnalités politiques ? Un exemple : Code for Africa, une organisation d'engagement civique, lance régulièrement des projets de data-journalisme qui, par exemple, aident les gens à calculer l'écart de rémunération entre les sexes dans n'importe quel pays africain, ou à comparer les prix des médicaments dans les pharmacies près de chez eux.
  • Créer un cadre de confiance : Dans chaque article, les journalistes doivent se demander : "Comment puis-je aborder cet article de manière à ce que les gens lui fassent confiance ?" Il peut s'agir de mettre en avant des solutions plutôt que des problèmes, d'inclure une diversité de voix et d'impliquer directement le public dans le reportage, en faisant appel à la communauté, par exemple.

[Lire aussi : Natália Leal d'Agência Lupa a une arme contre la désinformation : le fact-checking acharné]

La transparence est clef

Peu de personnes extérieures au journalisme savent réellement comment les informations sont produites. Cette opacité contribue aux soupçons de partialité des journalistes. Les initiatives montrant “l'histoire derrière l'histoire" de certains médias d'information (comme le New York Times Insider) sont un pas dans la bonne direction. Les médias devraient envisager d'aller plus loin :

  • Mieux distinguer l'opinion de l'information : Les articles d'opinion et les analyses d’éditorialistes sur l'actualité ayant proliféré dans tous les types de médias, les possibilités de confusion du public se sont multipliées. Dans une étude de 2018, seulement 43 % des personnes ont déclaré pouvoir distinguer facilement les nouvelles des opinions sur Twitter et Facebook.
  • Rejoindre des initiatives telles que le Trust Project, un consortium qui a développé une série de huit "indicateurs de confiance" que les médias peuvent utiliser pour montrer qui et quoi se cache derrière une information. Des recherches menées par l'Université du Texas à Austin ont montré que ces indicateurs améliorent la crédibilité d'un média. Les indicateurs auxquels le public a prêté le plus d'attention sont "la description de la raison pour laquelle le reportage a été écrit (remarquée par 44 %) et les informations sur le Trust Project (remarquées par 43 %)." Le projet, qui a été lancé en 2017, ne compte à ce jour que 200 partenaires médias dans le monde. L'année 2022 devrait voir ce nombre augmenter considérablement.
  • Mesurer et communiquer l'impact de l'information. Suivre l'impact d'un article a du sens en termes éditoriaux, qu'il s'agisse d'un grand reportage d'investigation ou d'une histoire purement locale sur un problème ordinaire. Un média brésilien, Gazeta do Povo, a tenté de faire cela il y a quelques années, en produisant une newsletter sur l'impact pour son public. Un projet de journalisme citoyen en Inde, CGNet Swara, a suivi des centaines d'impacts tangibles de ses reportages (électricité rétablie, enseignants payés) et en informe son public.

Tout se joue sur la diffusion

Dans le monde actuel dominé par les réseaux sociaux, le contrôle de la diffusion du contenu est devenu un défi complexe que de nombreux médias peinent à relever. Une étude de l'Institut Reuters montre, sans surprise, que les nouvelles sont moins crues lorsqu'elles sont vues sur des plateformes de réseaux sociaux infestées de désinformation. Les médias ont tenté de réagir avec des notifications push et des newsletters à gogo pour atteindre les lecteurs via leur téléphone et leur boîte de réception. C'est un début mais le journalisme doit faire preuve de plus de créativité pour trouver d'autres moyens de mieux contrôler la diffusion de ses produits. Par exemple :

  • Créer des consortiums. Nous avons vu de grandes collaborations éditoriales comme les Panama et Pandora Papers. Mais il existe d'autres types de collaborations, axées sur la diffusion et le co-branding, qui pourraient aider à établir de meilleurs liens avec les lecteurs. Ces collaborations pourraient prendre la forme d'expérimentations telles que l'Ohio Local News Initiative, qui regroupe sous un même nom des petits médias et des groupes communautaires dans tout l'État. Ou l'effort des plus grands médias suisses pour créer une connexion unique pour tous leurs sites afin de retrouver un lien direct avec les lecteurs. Des initiatives de ce type pourraient également sortir le public de ses bulles d’information et le diriger vers de nouvelles sources. Pensez aussi à #FactsMatter, qui réunit des vérificateurs de faits et des organismes d'information au Nigéria avec des influenceurs sur les réseaux sociaux (c'est-à-dire des ambassadeurs de confiance) pour aider à transmettre les informations exactes qu'ils produisent à un public plus large.
  • Être ambitieux : Les médias sont entrés tardivement dans l'ère numérique et n'ont cessé depuis de tenter de rattraper leur retard. Pourtant, quelques francs-tireurs avaient déjà un temps d’avance. Roger Fidler, de l'entreprise Knight Ridder, aujourd'hui disparue, a inventé la tablette dans les années 1990, 15 ans avant Steve Jobs, mais les rédactions étaient trop sûres de leur modèle pour y prêter attention. Nous devons raviver ce type d'esprit d'innovation et, cette fois, soutenir les grandes idées qu'il génère. Nous ne savons pas encore ce que sera la prochaine grande innovation. Ce que nous savons, c'est que le temps de la complaisance est révolu.

La confiance doit être placée au centre de chaque aspect de l'entreprise journalistique, du reportage à l'édition en passant par le marketing et la diffusion.

Quoi que vous pensiez de ces idées en particulier, l'idée générale est claire : le renforcement de la crédibilité journalistique ne peut pas être une arrière-pensée, quelque chose que les médias d'information feraient à la suite du "vrai travail". Ceci est le vrai travail des organismes d'information et de ceux d'entre nous qui les apprécient et les soutiennent. La confiance doit être placée au centre de chaque aspect de l'entreprise journalistique, du reportage à l'édition en passant par le marketing et la diffusion. L'enjeu est de taille. Le journalisme est confronté non seulement à une crise de confiance, mais aussi à une crise économique durable. Or, les gens sont beaucoup plus enclins à payer pour des informations auxquelles ils font confiance. Résoudre une crise pourrait en résoudre une autre.


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