Natália Leal d'Agência Lupa a une arme contre la désinformation : le fact-checking acharné

10 nov 2021 dans Lutte contre la désinformation
Natália Leal

Au début de sa carrière, la journaliste brésilienne Natália Leal avait une inquiétude fondamentale : les journalistes prenaient les déclarations non vérifiées de personnalités publiques et les présentaient telles quelles directement aux lecteurs. Cela la mettait mal à l'aise.

En 2014, alors qu'elle travaillait comme responsable éditoriale numérique dans l'État méridional de Rio Grande do Sul, Natália Leal a découvert une autre approche : le fact-checking. "Peut-être que cela ne sauvera pas le journalisme, mais cela peut aider les gens à mieux comprendre", a-t-elle pensé.

Sautons quelques années pour arriver en 2021 : Mme Leal, âgée de 34 ans, dirige aujourd'hui Agência Lupa, le premier site web brésilien de vérification des faits, celui-là même qui l'a formée aux méthodes de fact-checking.

Sous sa direction, l'organisation a procédé à plus de 1 500 vérifications des affirmations concernant le COVID-19. Elle a démenti des rumeurs très répandues, comme celles concernant l'enterrement de cercueils vides, et vérifié des données essentielles concernant les décès au Brésil en 2020 par rapport à l'année précédente. Au-delà de la vérification des faits, ses reportages acérés ont démontré de manière très détaillée l'ampleur des ravages causés par le COVID-19 dans son pays. Elle et ses collègues persistent, malgré les attaques en ligne dont ils font l'objet de la part des partisans du président brésilien Jair Bolsonaro.

Cette année, Mme Leal est lauréate du prix international de journalisme Knight de l'ICFJ.

À l'heure où le journalisme au Brésil se trouve à un point d'inflexion, comme le pense Mme Leal, la pandémie a mis en évidence la valeur du fact-checking. Plus de 21 millions de cas de COVID-19 et plus de 600 000 décès ont été enregistrés dans le pays à ce jour. Des informations fausses et préjudiciables, provenant souvent du gouvernement lui-même, ont largement circulé. "Les journalistes et le gouvernement sont censés avoir le même objectif - donner aux gens les meilleures conditions. Mais ce n'est pas ce qui se passe au Brésil", déplore Mme Leal.

[Lire aussi : Les astuces d'un fact-checkeur pour traquer les fausses informations]

 

La vérification des faits, prévient-elle, ne suffira peut-être pas à lutter contre la désinformation foisonnante, mais elle est néanmoins essentielle. "Nous savons que les informations vérifiées n'ont pas le même impact que les fausses informations, mais ce que nous essayons de faire, c'est de diffuser des informations vérifiées qui peuvent toucher les gens."

Face à ces défis, les informations vérifiées peuvent sauver des vies, explique Mme Leal, notant qu'elles ont aidé les gens à prendre des décisions vitales, comme rejeter des traitements non prouvés. Elle a également renforcé la confiance dans les vaccins. "Ma passion pour le fact-checking ne cesse de croître parce que je crois vraiment que nous faisons un travail différent. Nous qualifions le débat public, nous renforçons la pensée critique", affirme-t-elle. "Je pense que c'est ainsi que nous donnerons à notre public de meilleures informations pour prendre leurs décisions."

 

Screenshot of At the epicenter, a project of Agência Lupa to show the magnitude of the COVID-19 toll in Brazil.
"A l'épicentre," le projet interactif créé par Agência Lupa pour montrer l'ampleur des dégâts causés par le COVID-19 au Brésil.

 

"Et si tous les décès liés au COVID-19 au Brésil se produisaient dans votre quartier ?" demande l'Agência Lupa dans un projet de reportage interactif lancé en juillet 2020. Conçu et édité par Leal, "No epicentro" ("À l'épicentre", en français) permet aux utilisateurs d'entrer leur adresse pour voir ce qui se passerait si tous les décès confirmés au Brésil se produisaient dans leur voisinage immédiat. Quelques mois plus tard, le Washington Post a reproduit la simulation avec le scénario américain. "No epicentro" a été récompensé par la Society of News Design et la WAN-IFRA, et a récemment été nominé pour le Prix Gabo 2021, qui récompense les meilleurs reportages en Amérique latine.

[Lire aussi : L'importance de la collaboration transfrontalière : l'expérience de la journaliste tchèque Pavla Halcová]

 

Pour Mme Leal, une approche collaborative et interdisciplinaire est essentielle lorsqu'il s'agit de contrer la désinformation. L'Agência Lupa s'est associée à des organismes de santé publique, par exemple, pour obtenir des informations fiables, car elle ne pouvait pas compter sur le gouvernement. La psychologie, l'anthropologie et la sociologie peuvent également contribuer à la lutte contre la désinformation, ajoute-t-elle. "Elle est même liée à l'inégalité. Dans les pays où la population ne bénéficie pas des mêmes conditions, les gens n'ont pas une bonne éducation ou un accès aux services de base. Cela a un impact énorme sur leur vie."

Le nombre de lecteurs de l'Agência Lupa a augmenté pendant la pandémie, ce qui a permis à Mme Leal de constater que les reportages de l'agence trouvaient un écho auprès de la population. Cela lui a également permis d'agrandir son équipe. "C'était complètement fou, en fait : de nouvelles embauches, de nouveaux reporters, de nouveaux responsables éditoriaux, beaucoup de désinformation se répandant au Brésil", dit-elle. Le média a utilisé divers formats, de l'interactif "No epicentro" aux vidéos sur TikTok, afin de gagner un public plus large et plus engagé.

Mme Leal reconnaît les nombreux défis posés par la désinformation, notamment l'absence de consensus sur ce qu'elle recouvre et l'accès limité aux données publiques pour vérifier les faits. Le problème va bien au-delà du journalisme, précise-t-elle. "C'est un problème que nous avons en tant que société", déclare-t-elle. "On ne résout pas ça uniquement avec le journalisme et le fact-checking."

Aujourd'hui, les objectifs de Mme Leal sont de continuer à soutenir et à diriger son équipe, tout en rehaussant le profil d'Agência Lupa à l'échelle internationale et en pérennisant le modèle économique du média. "Il ne s'agit pas seulement de l'information. Je dois le faire, car si je le fais bien, les journalistes et les responsables éditoriaux en chef pourront faire leur meilleur travail", explique-t-elle.

Mme Leal sait que ce labeur d'arrière plan peut être ingrat, mais elle en souligne l'importance. "Je me demande toujours si ces choses que j'aime faire – être dans les coulisses, aider les gens, aider les journalistes à faire leur meilleur travail – font partie du journalisme", dit-elle. "Quand vous êtes une personne qui fait cela, vous vous demandez toujours si vous faites du journalisme. Quand je regarde ma carrière maintenant, j'ai le sentiment que je suis la bonne voie."


Photo principale fournie par Natália Leal.

Aldana Vales est directrice de la publication de l'International Journalists' Network (IJNet), le site web de l'ICFJ qui fournit les dernières actualités sur l'innovation des médias dans le monde, les applications, outils d'information, et opportunités professionnelles pour les journalistes en huit langues. Elle écrit sur la pérennité des médias, l'engagement des publics et la diversité dans le journalisme, avec un œil particulier sur l'Amérique latine.