Lundi 15 juin, un tribunal philippin a déclaré Maria Ressa, journaliste philippino-américaine aux multiples récompenses, et Reynaldo Santos, Jr., son ancien collègue, coupables de cyberdiffamation.
Le verdict, rendu par un petit tribunal du centre ville de Manille, a été décrié par de nombreux journalistes, politiciens et autres associations à travers la planète. Selon eux, cette condamnation est une décision politique qui vise à mettre sous silence la critique et le journalisme indépendant aux Philippines. Un collectif de 78 organisations a ainsi lancé la coalition #HoldTheLine, et plus de 10 000 personnes ont signé une pétition appelant le gouvernement philippin à abandonner les poursuites contre Mme Ressa.
"C'est ainsi que la démocratie s'éteint au 21e siècle", a écrit Sheila Coronel pour The Atlantic suite au verdict. "Pas de coup d'état au milieu de la nuit, pas de défilé de tanks, pas de télévision prise d'assaut par des officiers en uniforme. Simplement le goutte à goutte incessant de l'érosion des règles démocratiques, la corruption des institutions et les compromis plein de lâcheté des tribunaux et parlements."
Ceci est la dernière atteinte à la liberté de presse en date aux Philippines, principe grandement menacé depuis l'arrivée du président Rodrigo Duterte au pouvoir en 2016.
Comme d'autres présidents populistes, M. Duterte brandit la menace des "fake news" pour salir la réputation de journaux indépendants. Il a même affirmé en 2016 : "être journaliste ne vous protège pas de l'exécution."
Début juillet, la Chambre des représentants philippine, constituée principalement de soutiens de M. Duterte, a entraîné la clôture permanente de la plus grande entreprise audiovisuelle du pays, ABS-CBN, qui n'a pas pu renouveler son contrat de franchise. Deux ans plus tôt, le gouvernement Duterte attaquait en justice les propriétaires du plus grand quotidien du pays, The Philippine Daily Inquirer, les obligeant ainsi à annoncer qu'ils mettaient le titre en vente.
M. Duterte s'en est régulièrement pris à Mme Ressa et Rappler, le média indépendant philippin qu'elle a co-fondé en 2012 et dont elle est aujourd'hui directrice éditoriale et exécutive. Le site a publié de nombreuses enquêtes concernant les exécutions extrajudiciaires et le bilan croissant des morts dans le cadre de l'offensive menée par M. Duterte contre les drogues, ainsi que les milices pro-Duterte de trolls payées pour manipuler l'opinion publique. En guise de réponse, M. Duterte a accusé Rappler d'être financé par la CIA, a soutenu des raids numériques contre le site et Mme Ressa, et a interdit l'accès aux événements présidentiels au correspondant politique de Rappler. Dans son discours sur l'état de l'Union de 2017, il déclarait de façon mensongère que Rappler était “entièrement détenu” par les Américains, une infraction constitutionnelle en droit philippin.
[Lire aussi : Maria Ressa lance l'alerte sur les menaces au journalisme indépendant aux Philippines]
Depuis 2017, l'administration Duterte a intenté 12 procédures contre Mme Ressa et Rappler. Huit sont encore en cours aujourd'hui.
"Ils essaient de neutraliser le journalisme indépendant en rentrant dans nos têtes, en nous effrayant et en vidant nos poches", explique Glenda Gloria, co-fondatrice et directrice de la publication de Rappler, dans une interview à IJNet.
Mercredi 22 juillet, Mme Ressa était de nouveau appelée à comparaître au tribunal pour une accusation de fraude fiscale. Que vous découvriez Mme Ressa, ou que vous ayez suivi l'affaire Rappler depuis le début, il est difficile de tout retenir. Pour vous aider à mieux comprendre les enjeux, nous vous avons préparé un récapitulatif des points clefs à connaître.
Affaires judiciaires
Mme Ressa et Rappler ont été accusés de propriété étrangère d'entreprise, diffamation et fraude fiscale. Dans toutes ces affaires, ils ont plaidé non coupable ou contestent les plaintes et accusations faites à leur encontre.
Propriété étrangère d'entreprise
- 3 dossiers depuis 2018
- Affaires en cours, deux en pénal, une au tribunal administratif
En janvier 2018, la Securities and Exchange Commission (SEC), la commission des opérations boursières, a retiré sa licence d'opération à Rappler.
La commission a jugé que Rappler avait enfreint le droit constitutionnel relatif à la propriété étrangère d'entreprises médias suite à un investissement fait par l'Omidyar Network, basé aux Etats-Unis. Elle a estimé que cet investissement constituait propriété étrangère d'entreprise, illégale pour des entreprises médias.
Selon Rappler et la défense qu'ils ont présentée, le dispositif utilisé lors de cet investissement, l'émission d'un certificat de dépôt, est un recours commun pour les médias du pays et ne donne au titulaire du certificat aucun rôle exécutif ou opérationnel. Dans l'essence, il ne vaut pas propriété.
Rappler a fait appel. La cour d'appel a demandé à la commission de ré-examiner sa décision. L'affaire est en cours d'instruction et aucune date de verdict n'a été annoncée.
En mars 2019, Mme Ressa et les membres du conseil d'administration de Rappler ont été inculpés pour infraction du code de réglementation des valeurs mobilières et de la loi "anti-Dummy". La propriété étrangère d'entreprise était de nouveau en cause. Deux dossiers pénaux ont ainsi été ouverts contre Mme Ressa. Ces deux affaires ont été renvoyées au procureur, suspendant les procédures judiciaires pour les deux.
Mme Ressa a été arrêtée suite à ces accusations fin mars 2019, à la sortie d'un avion en provenance de San Francisco.
Diffamation
- 3 dossiers depuis 2017
- 2 en cours au tribunal pénal
La condamnation pour cyberdiffamation du mois dernier était basée sur une faute de frappe dans un article publié par Rappler en 2012. L'article du journaliste Reynaldo Santos Jr. a révélé des soupçons de corruption à l'encontre de l'homme d'affaires Wilfredo Keng et de l'ancien juge en chef des Philippines Renato Corona.
M. Keng a porté plainte pour cyber diffamation contre Rappler en 2017, cinq ans après publication. Il est intéressant de remarquer que la loi sur la cyberdiffamation est entrée en vigueur quatre mois après la publication de l'article. Les procureurs ont soutenu que la correction de la faute de frappe (“évation” en “évasion”) en 2014 signifiait que l'article avait été republié et que la loi pouvait s'y appliquer.
Mme Ressa a été arrêtée pour la première fois en février 2019 en relation avec cette affaire. Mme Ressa et
M. Santos sont actuellement en liberté sous caution en attente d'appel, suite au verdict du mois de juin. L'affaire peut être portée en appel jusqu'à la Cour suprême.
M. Keng a intenté la première action contre le site Rappler, mais le Bureau national des enquêtes et le ministère de la Justice ont ensuite transformé la plainte en une accusation pénale déposée contre Mme Ressa personnellement.
Une deuxième plainte en diffamation contre Mme Ressa, également déposée par M. Keng, a récemment été ouverte. Elle fait référence à un tweet qu'elle a publié en 2019. Mme Ressa doit se présenter au parquet le 30 juillet 2020.
Une troisième affaire de diffamation datant de 2017 a, elle, été rejetée en 2019. L’ancien sous-secrétaire à l’intérieur des Philippines, John Castriciones, a accusé Mme Ressa et Rambo Talabong, un des reporters de Rappler, de diffamation.
Fraude fiscale
- 6 dossiers depuis 2018
- Affaires en cours, deux en pénal, une au tribunal administratif
Trois affaires fiscales sont actuellement en cours contre Ressa et Rappler. Toutes découlent de l'enquête initiale de la SEC.
L'accusation soutient que les investissements étrangers du certificat de dépôt ont généré des revenus que Rappler n'a pas déclaré au fisc et que Mme Ressa et la Rappler Holdings Corporation sont coupables d'évasion fiscale et de déclaration fallacieuse de revenus.
Toutes ces questions fiscales sont basées sur le changement par les autorités de la désignation de la société holding de Rappler, la Rappler Holdings Corporation, en “courtier en valeurs mobilières”, ce qu'elle n'est pas. C'est la société holding d'un organe de presse. La plainte administrative est en cours d'instruction auprès du Bureau of Internal Revenue.
L'une des deux affaires pénales est en cours auprès de la Cour d'appel fiscale. Il s'agit d'un chef d'accusation d'évasion fiscale et de trois chefs de défaut de partage d'informations correctes.
La deuxième affaire pénale passe devant le tribunal régional de première instance de Pasig car le montant d'argent en cause est inférieur au seuil minimum pour le tribunal fiscal.
Après qu'un mandat d'arrêt ait été émis contre Mme Ressa pour cette affaire, elle s'est rendue aux autorités en décembre 2018, juste une semaine avant d'être arrêtée pour les affaires fiscales décrites plus haut.
Maria Ressa est apparue pour la première fois devant le tribunal de première instance régional de Pasig pour cette affaire le mercredi 22 juillet 2020.
Dans une déclaration publiée avant la date d'audience, le comité de pilotage de la Coalition #HoldTheLine a appelé à l'abandon de cet impôt et de ces frais de propriété étrangère jugés “sans fondement”.
La suite
Mme Ressa et M. Santos risquent jusqu'à six ans de prison suite au verdict annoncé en juin dernier dans l'affaire de cyber-diffamation. Sur les huit dossiers actifs aujourd'hui, Mme Ressa risque près d'un siècle de prison.
“Ce que nous voyons se dérouler aux Philippines, c'est le détournement de lois, y compris la cyber-diffamation, la propriété étrangère et les lois fiscales, pour cibler le journalisme d'investigation indépendant et la liberté des médias”, a déclaré Caoilfhionn Gallagher, une des cheffes de l'équipe juridique internationale de Mme Ressa. “Le journalisme n'est pas un crime, mais aux Philippines, une journaliste est traitée, à tort, comme une criminelle par une avalanche de lois et de poursuites.”
Malgré les défis juridiques à venir pour Rappler, le site continue de grandir et se développer. Mi-juillet, ils ont lancé une nouvelle plateforme, Lighthouse, qu'ils espèrent utiliser pour inspirer des mouvements de changement social, et créer des liens entre les problématiques sociales, les donateurs et les opérateurs sociaux.
Dans ce contexte tendu, entre les affaires judiciaires et la fermeture d'ABS-CBN, le personnel de Rappler est fatigué, bouleversé et son moral est au plus bas, a déclaré Mme Gloria. Ils sont néanmoins motivés pour continuer leur travail. “Beaucoup considèrent que Rappler fait front commun”, a-t-elle dit, "Ils se battent pour défendre une cause juste.”
Ce message résonne dans le monde entier. Le monde a les yeux rivés sur Mme Ressa et Rappler. Comme Amal Clooney, l'avocate de Mme Ressa, l'a écrit dans le Washington Post, “Si Maria est condamnée et enfermée pour avoir fait son travail, le message aux autres journalistes et aux voix indépendantes est clair : tais-toi, ou ce sera ton tour."
Taylor Mulcahey est responsable éditoriale d'IJNet.
Cet article a été mis à jour le 21 juillet pour clarifier le nombre de plaintes intentées contre Mme Ressa et Rappler.
Cet article est le premier d'une série dédiée aux accusations contre Maria Ressa et Rappler, et ce qu'elles disent de l'état de la liberté de la presse dans le monde.
Image principale fournie par l'International Center for Journalists.