Les médias indépendants demandent des comptes aux puissants et fournissent des informations essentielles à leurs communautés, mais beaucoup d'entre eux ont des difficultés financières et risquent de faire faillite.
S'il existe des exemples de réussite et des modèles pour créer des entreprises de presse viables, "il n'y a pas de recette universelle" à suivre pour les médias, admet Patricia Torres-Burd, directrice générale des services consultatifs pour les médias au Media Development Investment Fund (MDIF). Son équipe contribue à la pérennité des médias, en apportant un soutien technique et financier au portefeuille mondial du MDIF.
Tout organe de presse qui souhaite assurer la pérennité financière de son travail doit élaborer son propre business plan, adapté à son public, explique-t-elle.
C'est pourquoi l'ICFJ a lancé Elevate, un dispositif qui permet aux journalistes qui dirigent des entreprises de presse indépendantes de se développer. Grâce à ce programme mondial d'échanges, d'accompagnement et de subventions, les leaders de l'information acquièrent les compétences nécessaires pour développer et soutenir leurs petites et moyennes entreprises de presse, afin qu'elles puissent continuer à produire du contenu d’actualité indépendant et exact.
Maintenant que la première promotion de participants a été choisie, Mme Torres-Burd interroge chacun d'entre eux pour évaluer leurs besoins et leur proposer des mentors. Pour participer aux choix des profils du programme, Elevate a fait appel à James Breiner, un expert en pérennité des médias d'information dans le monde.
Après avoir mené 50 entretiens au total avec les candidats d'Elevate, M. Breiner et Mme Torres-Burd ont partagé avec l'ICFJ leurs réflexions sur la viabilité des médias d'information dans le monde.
ICFJ : Qu’avez-vous remarqué au sujet des dirigeants de rédactions que vous avez interviewés ?
Breiner : Ils ont un énorme sens du service à la communauté. C'est leur priorité. Ils veulent donner une voix aux personnes qui sont parfois être négligées ou victimes d’abus de la part des puissants. Et ils veulent fournir des informations qu'ils estiment nécessaires mais qui ne sont disponibles nulle part ailleurs.
Torres-Burd : Les candidats à Elevate font du très bon travail. Ils fournissent des informations essentielles et/ou des outils pour mieux informer, ce qui est vital pour toute communauté. La plupart des participants à Elevate font beaucoup avec très peu d'argent et de personnel.
Qu’avez-vous appris au sujet des besoins de la presse indépendante et des défis auxquels ils font face lors de vos entretiens avec les participants et candidats au programme Elevate ?
Torres-Burd : Comme pour la plupart des médias (au niveau mondial), la capacité à trouver et/ou créer un modèle durable est un défi. Le journalisme, par définition, est assez difficile à monétiser, et certains des candidats à Elevate travaillent dans des environnements sociopolitiques et économiques difficiles.
Tous les candidats recherchent les modèles qu'ils peuvent mettre en œuvre ou adapter à leur organisation, marché et région pour servir leurs publics et accroître leur impact et leur portée.
Certains d'entre eux, mais pas tous, dépendent aussi largement des subventions, ce qui rend encore plus difficile la transition vers de nouvelles sources de revenus. Ce n'est pas impossible, mais cela exige une approche très différente et c'est là qu'Elevate va faire avancer les choses.
Breiner : Bien sûr, le problème principal est d'ordre financier. Beaucoup de ces médias vivent sur le fil du rasoir, dans l'attente de la prochaine subvention, ce qui les rend très vulnérables.
Mais l'autre problème est celui de la formation. Beaucoup de ces petites organisations n'ont aucune expérience des bases de la gestion d'une entreprise. Les organisations à but non lucratif sont aussi des entreprises dans le sens où elles doivent générer suffisamment de revenus pour payer leur personnel et faire fonctionner leur site web. Elles ont besoin d'une formation à la comptabilité, à la gestion financière, à l'administration, à la gestion du personnel, ainsi qu'à l'utilisation efficace de la technologie, qu'il s'agisse des outils permettant de produire leur contenu ou d'améliorer la diffusion grâce aux canaux utilisés par leurs communautés cibles.
Ils ont besoin d'une personne dans leur équipe dont la seule responsabilité est la génération de revenus, le marketing, les ventes. Mais même ceux qui ont des compétences dans ces domaines pourraient accélérer leur croissance et leur impact avec une formation plus spécialisée, comme celle proposée par Elevate.
Avez-vous été surpris par quelque chose ? Si oui, comment et pourquoi ?
Torres-Burd : L'un des aspects qui m'a surpris est le fait que [les médias d'information] ne comprennent pas clairement qui est leur public fidèle. Les médias ont tendance à trop se concentrer sur le haut de l'entonnoir en termes de nombre total de visites et de vues, au lieu de s'efforcer de servir le lecteur fidèle qui revient consommer du contenu à plusieurs reprises. Si l'on ne comprend pas clairement qui est ce consommateur, il est presque impossible de le servir correctement, de répondre à ses besoins en matière d'information et de contenu et, surtout, de proposer d'autres verticales qui pourraient, si elles sont bien exécutées, être monétisées ou soutenues par les revenus issus des lecteurs.
Breiner : Ce qui est surprenant, c'est que les problèmes sont les mêmes partout dans le monde. Les préoccupations concernent la santé publique, l'environnement, les droits humains, la justice sociale, la justice lors des élections, la liberté d'expression et l'égalité.
Par ailleurs, comme un grand nombre de fondateurs et de directeurs n'ont jamais appris les bases du contrôle financier, ils ont du mal à vous dire s'ils ont gagné ou perdu de l'argent au cours du mois ou du trimestre précédent. Ils auraient besoin d'une formation sur l'évaluation du coût de leurs activités : ce projet, ici, nous coûte-t-il plus d'argent qu'il n'en génère ? Ce nouveau projet suggéré par un bailleur de fonds va-t-il détourner le temps et l'énergie de notre équipe de notre mission principale tout en produisant peu de bénéfices financiers ? Ce type d'analyse coûts-avantages est une activité quotidienne dans toute entreprise, et les entrepreneurs des médias numériques gagneraient à être formés dans ce domaine.
Avez-vous d’autres idées à partager au sujet de l’étude ou de la presse indépendante en général ?
Torres-Burd : Pour rester indépendants, les médias n'ont d'autre choix que de trouver des moyens de soutenir financièrement leur journalisme. Il n'existe pas de recette universelle. Elle ne peut pas être copiée sur quelqu'un d'autre et ne comprend pas toujours une option simple comme la mise en place des ventes. La capacité de chaque marché, les CPM [tarifs publicitaires numériques], la valeur et le coût de l'activité varient considérablement, et ces paramètres doivent être pris en compte lorsque l'on formule des suggestions, des recommandations et un appui pour aider les médias à pivoter ou à trouver des moyens de survivre afin de continuer à servir leurs communautés.
Breiner : Je suis toujours impressionné par le courage et l'engagement des entrepreneurs des médias numériques qui font face à d'énormes menaces de la part de puissants intérêts commerciaux et politiques. Leur foi en leur mission de fournir des informations dignes de confiance et crédibles m'inspire, franchement. Ils me donnent de l'énergie.
Photo via Pexels de Madison Inouye.
Cet article a d’abord été publié par l’organsation-mère d’IJNet, le Centre international pour les journalistes.
Jennifer Dorroh est directrice de programmes senior au sein de l’ICFJ.