Comment fonder son indépendance éditoriale ?

par Elodie Hervé
25 août 2021 dans Sujets spécialisés
Un appareil photo sur une pile de livres

Chaque semaine, sur le Forum de reportage sur la crise sanitaire mondiale, des webinaires et formations sont organisés. Le Forum est aussi l'occasion d'échanger avec des consœurs et confrères du monde entier. Rejoignez-le !

Lancer son média, vivre et réussir à être indépendant des pouvoirs économiques, politiques et publics restent un parcours difficile à mettre en place. Pour tenter d’élaborer des pistes d’études, deux intervenants ont distillé conseils et mises en garde, lors d'un webinaire organisé fin juillet sur le forum francophone de l'ICFJ. Patient Ligodi est correspondant pour RFI et directeur de Actualité CD en République Démocratique du Congo. Paul-Arnaud Déguénon, est lui fondateur et directeur de Benin Web TV.

Qu'est ce qu'une ligne éditoriale ?

Avant toute chose, il convient de définir ce qu’est une ligne éditoriale. Chaque média a son identité, sa façon de traiter une information, un fait puis de les mettre en forme et de les hiérarchiser. Par exemple, en France, Le Monde va s’attacher à l’actualité internationale quand Le Parisien traite des sujets de consommation et de faits divers. Pour Patient Ligodi, la ligne éditoriale est aussi ce qui définit “la philosophie du média et le contrat que ce média passe avec ces lectrices et lecteurs”. 

En d’autres termes, quand vous regardez une chaîne d’information en continu, vous vous attendez à avoir les derniers titres. À l’inverse, un magazine hebdomadaire vous promet des articles plus longs, plus fouillés et un résumé différent de l’actualité de la semaine. Toutes ces données vont définir la hiérarchisation de l’information, ce qui définit l’identité d’un média.

 

Quelles pressions subissent les rédactions ?

Outre les pressions politiques, les rédactions sont victimes de contraintes économiques. “Au Congo, les principaux médias appartiennent à des hommes politiques ou des hommes d'Église", souligne Patient Ligodi, avant d’ajouter qu’il est très “compliqué de pouvoir parler de ces questions-là.”

En France, Le Monde diplomatique sort chaque année une carte, en partenariat avec Acrimed pour montrer “qui possède quoi ?” Cela permet de découvrir, en un coup d'œil, que les chaînes de TV TF1-LCI appartiennent à la famille Bouygues, qui possède aussi un large réseau de télécommunication. BFM, Libération ou encore L’Express sont eux sous la coupelle de Patrick Drahi, le patron de SFR. Quant au Figaro, il appartient à la famille Dassault, qui vend, entre autres, des rafales. 

De fait, ajoute Patient Ligodi “l’indépendance est relative pour ces médias qui dépendent de la publicité.”

Qu'en est-il des médias publics ?

La question se pose alors de savoir si les médias publics peuvent être plus indépendants que les médias privés dont le modèle économique repose sur les recettes publicitaires. Ou à contrario, si les médias publics sont plus dépendants des pouvoirs politiques en place.

Là encore, cela dépend de la situation politique du pays et de ce que l’on entend par “médias publics”. “Ce qui définit un média public, c’est sa capacité à fournir une information de qualité à toutes et tous, souligne Patient Ligodi. C’est un média au service des populations qui va rendre accessible une information.” Pour lui, il convient de différencier les médias d'État, de gouvernement qui sont là pour faire de la communication des politiques mises en place par les régimes et un média public dans lequel un État investit, sans avoir de contrôle sur la ligne éditoriale. 

[Lire aussi : En France, Mediacités tisse un réseau d'investigation hors de Paris]

Comment s’affranchir des pressions ?

Question épineuse. Côté rédaction, les modèles d’abonnements fonctionnent en France. Mediapart, Les Jours ou encore La Déferlante ont réussi à mettre en place des systèmes économiques entièrement indépendants des publicités. Le principe repose sur les abonnements d'adhésion aux valeurs de ces médias mais aussi à la volonté des lecteurs et lectrices de soutenir un journalisme indépendant. 

[Lire aussi : Les abonnements numériques, clefs du succès de Mediapart]

 

De fait, en forgeant une image d’une rédaction qui continue à se battre pour diffuser des informations fiables, vérifiées et sans tenir compte des pressions politiques ou juridiques éventuelles, Mediapart a vu son nombre d’abonnés augmenter de 30 % en 2020. Son bénéfice net a été multiplié par plus de 1,5, selon le magazine économique Challenges

Côté journaliste, “le principal problème reste l’argent, affirme Paul-Arnaud Déguénon, directeur de Benin Web TV. Si vous payez bien vos journalistes et que cette personne est indépendante financièrement, ce sera moins facile de la corrompre”. Les deux interlocuteurs ajoutent qu’aucune personne renonce à sa liberté par choix, mais que souvent cela vient d’un rapport de force déséquilibré. “Si nous ne sommes pas une entreprise forte, nous ne serons pas respectés”, ajoute Paul-Arnaud Déguénon.

Aussi pour permettre que l’information circule de façon limpide au même titre que l’eau claire, les deux intervenants appellent les États à investir dans une information libre et éclairée. “Cela passe par la mise en place d'écoles de journalisme indépendantes et libres, souligne Patient Ligodi, mais aussi la mise en place d'aides à la presse bien organisées. La construction des démocraties, ce n’est pas seulement un rôle des journalistes. Les États doivent mettre de l’argent pour ajouter de la qualité de l’information.”

Une belle façon de rappeler que sans liberté de la presse et indépendance économique des journalistes, des enquêtes ne pourront être publiées. Et la qualité de l'information s’en trouve appauvrie. 


Elodie Hervé est journaliste indépendante et cofondatrice du collectif féministe Tu Piges ! Diplômée de l'École supérieure de journalisme de Lille, elle travaille depuis 2015 sur les questions de santé, de discriminations, de migrations, etc. et collabore avec différents médias : Têtu, What's up Doc, Numerama, Mediapart, LCI, etc. 

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