Comment informer avec précision lorsqu'on n'est pas sur le terrain

17 nov 2022 dans Bases du journalisme
Une main pointe un appareil photo, sur fond de carte, un passeport, un ordinateur avec une tasse de thé

Bien qu'il soit plus facile que jamais, grâce à Internet et à la mondialisation, de faire des reportages sur un pays depuis l'étranger, les journalistes doivent être conscients du risque accru de diffuser des informations erronées ou de nuire à leurs sources lorsqu'ils ne sont pas directement sur le terrain.

Il est souvent plus difficile de vérifier ses sources ou des faits lorsqu’on n’est pas dans le pays concerné, en particulier dans les régions en proie à des conflits ou dans celles où la liberté de la presse fait défaut. S'il ne prend pas le soin de comprendre le contexte et l'histoire d'une région, un journaliste travaillant depuis l'étranger peut aussi tomber dans l’écueil d’écrire sans nuances, voire déformer les faits ou mal représenter les communautés couvertes.

Voici ce que trois journalistes habitués du reportage en dehors d'un pays donné conseillent pour garantir un reportage précis et éthique.

Dépasser la barrière de la langue

Les journalistes étrangers non natifs doivent d'abord surmonter la barrière de la langue.

Bien qu'elle parle un birman opérationnel, Emily Fishbein préfère s'associer à des journalistes locaux pour réaliser des interviews à distance afin de garantir l'exactitude et la précision des informations. Compte tenu de la situation sécuritaire déplorable au Myanmar depuis le coup d'État de février 2021, toute information erronée pourrait non seulement compromettre l'intégrité de son article, mais aussi nuire à ses sources.

Dans la mesure du possible, Mme Fishbein partage également la signature et le paiement de l'article avec le(s) journaliste(s) local(aux) qui l'aide(nt) à réaliser les interviews et à co-rédiger l'article.

Même si vous parlez déjà la langue, il est important d'apprendre le langage technique de votre sujet et les expressions colloquiales de votre source, explique Jared Olson, un journaliste indépendant qui fait des reportages sur le Honduras, tout en vivant une partie du temps au Mexique. "Si quelqu'un parle de sujets techniques, ou s'exprime dans un patois comme celui d'un agriculteur rural, il articule moins ou [utilise] beaucoup d’expressions locales. C'est difficile à comprendre", dit-il.

En fonction de la situation, Jayson Casper, correspondant au Moyen-Orient pour Christianity Today, qui couvre également des pays comme l'Ukraine et le Nigeria, fait appel à un traducteur. "Je parle arabe et je suis généralement assez à l'aise pour mener une interview formelle, mais je demande à la source d’être indulgente et lui offre la possibilité de revoir ses citations directes pour en vérifier l'exactitude", précise-t-il. "Je fais appel à un traducteur à des niveaux plus élevés où la précision est essentielle."

Assurer la sécurité de ses sources

Lorsque l'on couvre des zones où la liberté de la presse est limitée ou des conflits armés sont en cours, la sécurité des sources est souvent en jeu. La priorité est donc d'assurer leur sécurité.

"Je suis l'exemple de mes sources, car elles sont généralement mieux informées que moi des risques qu'elles encourent en parlant à un journaliste. Si je sens qu'elles prennent un risque dont elles ne se rendent pas compte, nous examinons toutes les conséquences potentielles", indique M. Casper. "S'il est préférable qu'une source se taise, au détriment de l'article, ce n'est pas à moi de la pousser. Généralement, l'histoire peut toujours être racontée par différentes sources."

Au Myanmar, Mme Fishbein prend de nombreuses mesures pour assurer la sécurité des sources et des journalistes locaux. Elle essaie d'organiser et de mener des interviews sur des applications de messagerie sécurisées comme Signal, et prend d'autres précautions pour empêcher la surveillance militaire, comme l'utilisation de messages éphémères.

Elle offre également à ses partenaires de reportage locaux la possibilité de s'exprimer tout au long du processus de rédaction et d’utiliser un nom de plume pour leur sécurité. "Je vérifie toujours avec mes coéquipiers avant de proposer l'article. Ensuite, tout au long du reportage, je leur demande s'ils sont à l'aise et d'accord avec la direction qu'il prend et s'ils préfèrent utiliser un pseudonyme pour l’article." Depuis le coup d'État militaire de 2021, le contexte politiquement sensible exige que les journalistes et leurs sources se préoccupent de la punition sociale que les sources pourraient subir après avoir parlé aux médias de la part d’amis et de leurs familles, raconte Mme Fishbein.

Au Honduras, il peut également être difficile de trouver des sources capables de témoigner des atteintes aux droits humains, des crimes d'État ou des crimes d'entreprise, souligne M. Olson. Une fois, alors qu'il documentait un abus particulier du gouvernement hondurien, un témoin clef que M. Olson a interviewé a demandé que ses citations soient complètement retirées en raison d'un changement lié à sa sécurité. Pour M. Olson, ce type de demande doit être respecté.

"D’une certaine manière, c'était terrible, mais je savais que nous devions le faire. Nous l'avons supprimé de l'article, [et] la qualité du papier n’a pas souffert", précise-t-il.

Être précis

Les journalistes depuis l'étranger doivent s'efforcer de comprendre pleinement le contexte local et la situation qu'ils couvrent. "Un article fragile peut faire plus de mal que de bien. Il est très important d'avoir un article qui présente la situation de manière exhaustive, qui apporte de nouvelles informations aux lecteurs et qui soit également très clair et précis", insiste Mme Fishbein.

Travailler en étroite collaboration avec des journalistes locaux permet à Mme Fishbein d'approfondir et de mieux comprendre le contexte particulier de son sujet. Elle et ses partenaires de reportage s'efforcent également de mener des entretiens supplémentaires et de collecter plus d'informations que celles qui seront généralement incluses dans le papier, afin de garantir l'exactitude des informations.

"Ainsi, tout peut être recoupé, et nous pouvons comprendre le cadre global: [...] quel est le contexte et l'histoire de la problématique, qui sont les personnes impliquées et les différents points de vue sur la question", ajoute-t-elle.

Même si vous ne pouvez pas être physiquement présent dans le pays, M. Olson souligne l'importance de produire des reportages sur un seul pays ou une seule région de manière régulière, au lieu de ne faire que des articles ponctuels qui pourraient s’apparenter à du "reportage parachuté".

"Le problème est que, souvent, [les reporters parachutés] n'ont pas le bagage qui vient du fait d’avoir passé du temps à travailler avec ces pays. Il faut au minimum couvrir la zone régulièrement pour comprendre ce qui s'y passe", dit-il.

M. Casper s'efforce de garantir l'exactitude des informations en lisant beaucoup, en vérifiant les faits à deux fois et en écoutant son intuition et son bon sens.

"Lorsqu'il s'agit de faits relatés par mes sources, je procède de la même manière que pour n'importe quel reportage : je vérifie et revérifie auprès d'autres sources, et j'utilise mon intuition pour sentir si leur témoignage correspond à ma compréhension de la réalité. Nous devons nous éduquer très rapidement sur des sujets dont nous sommes peu familiers, il nous faut donc l'humilité nécessaire pour douter de nous-mêmes", remarque-t-il.

Dans tous les cas, les journalistes ont le devoir de transmettre ce qui se passe aussi bien que possible. Dans les zones de grand conflit, les opinions et les faits peuvent varier radicalement. La manière dont ils sont recueillis et relayés peut être une question de vie ou de mort pour les personnes sur le terrain.

Par-dessus tout, les journalistes doivent garder à l'esprit les fondements de l'éthique du journalisme. "Bien sûr, le journaliste a aussi ses convictions et ses idées préconçues, et il doit organiser son papier de manière à intéresser le lecteur et à lui permettre de mieux comprendre le problème", explique M. Casper. "Je trouve qu'en respectant les deux premiers principes énoncés ci-dessus, je me tiens suffisamment à l'écart de l'histoire."


Photo d’Element5 Digital sur Unsplash.