Signal, localisations cachées et sources anonymes, comment couvrir la crise en Birmanie ?

28 juin 2021 dans Journalisme d'investigation
Sule Pagoda Road, Yangon, Myanmar

La Birmanie fait face au plus grand soulèvement de son histoire. Depuis le coup d'État militaire du 1er février, environ 850 civils auraient été tués selon les activistes et plus de 5 000 arrêtés, dont 87 journalistes.

La junte birmane, auteure de son premier coup d’État depuis 1988, a immédiatement sonné le glas de la relative liberté de la presse, durement acquise pendant les 10 ans de régime civil dans le pays. Afin de contrôler les médias et le discours, le mot "coup d’État" a notamment été interdit d’utilisation et la répression envers les journalistes s’est intensifiée dès début mars.

Juste pendant la semaine du 8 mars, cinq médias se sont vus retirés leur licence et un autre poursuivi en justice. La plupart continuent de couvrir l’actualité depuis des endroits sûrs, ce qui nécessite parfois de sortir du pays. 

Se protéger et protéger ses sources

"Je dépends des ONG et de mes contacts sur place pour mes sources, mais au moins je rapporte l’actualité librement", témoigne un journaliste birman en exil. Après avoir couvert le pays pendant 12 ans, cet employé d’une agence de presse a dû quitter son pays face au danger : "je ne me sentais plus en sécurité au Myanmar, premièrement en tant que citoyen birman, deuxièmement en tant que journaliste. Il n’y a plus d’État de droit dans le pays. De nombreuses personnes savent que je travaille pour la presse, je pouvais être dénoncé à tout moment". Le reporter n’a pas souhaité indiquer son nom ni sa localisation actuelle, qu’il ne partage avec personne, même avec ses sources : "pour mes interviews, j’ai payé une option sur Skype, qui localise mon numéro de téléphone aux Etats-Unis". 

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En couvrant la Birmanie, il s’agit autant de se protéger que de protéger ses sources, car là-bas, quiconque parle à un reporter court un risque. Si obtenir un contact initial peut sembler difficile et qu’interviewer quelqu’un nécessite la plupart du temps d’être introduit par un tiers, Aye Min Thant, journaliste de nationalité américaine et birmane insiste : "les gens veulent vraiment parler, du moment qu’ils ont un moyen sûr de le faire. Je leur laisse directement un moyen de me contacter via une application cryptée". 

En raison de l’épidémie de COVID-19, les journalistes avaient déjà pris l’habitude de procéder à distance, mais depuis le coup d’État, l’intégralité de leurs reportages se font via Internet.

À l’image de la Chine, le Myanmar dispose d’un intranet : la junte contrôle activement la toile ; les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter ou Instagram sont interdits depuis le coup d’État, des coupures ont lieu régulièrement. Bien qu’interdit, l’utilisation de VPN reste relativement répandue et les plateformes telles que Twitter restent largement utilisées pour parler politique, souvent sous le mot dièse #WhatshappeninginMyanmar.

Les journalistes rapportent néanmoins que si les gens impliqués dans le mouvement anti-coup d’État utilisent activement les réseaux et l’application cryptée Signal, il reste difficile d’atteindre certaines personnes-clefs, notamment dans les milieux ruraux. "Parfois, cela prend plusieurs jours pour pouvoir interviewer des gens, d’autant plus qu’ils changent de situation géographique, de numéro de téléphone… cela retarde largement la parution des articles", indique Emily Fishbein, une journaliste américaine. 

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"La plupart de mes articles sont de sources anonymes", confie Aye Min Thant. Les journalistes doivent veiller à gagner la confiance de leurs interlocuteurs et à prendre de nombreuses précautions dans le but de protéger leurs sources. "Je me présente clairement et fais preuve de la plus grande transparence possible dès le premier contact, raconte Emily Fishbein, je laisse les interviewés relire leurs citations et n’insiste pas lorsqu’ils ne veulent pas parler à la presse". 

VPN, UGC, Cloud

Loin du terrain, les journalistes doivent faire de leur possible pour collecter des informations. Le journaliste birman en exil Maung Moe (pseudonyme) rapporte se fier principalement aux UGC (User generated content), c’est-à-dire les photos et vidéos postées sur les réseaux sociaux.

"J’ai adopté un modèle de travail collaboratif", précise encore Emily. Un travail d’équipe avec des contacts sur place que nous raconte également Maung Moe : "mes amis en Birmanie ont tous, deux voire trois téléphones portables. L’un dispose d’un VPN avec toutes les applications interdites et reste à la maison, tandis que les autres peuvent être utilisés pour sortir. Ainsi, il n’y a pas de problème en cas de contrôle. Par ailleurs, tous leurs fichiers me sont envoyés sur un Cloud, ils peuvent alors les effacer rapidement au cas où les militaires organiseraient un raid chez eux." 

"Au début, je pensais qu’il y avait déjà beaucoup de journalistes qui couvraient les événements", indique Pei-hua Yu, une journaliste freelance taïwanaise, spécialiste de l’Asie du Sud-Est, mais après avoir reçu un message d’une activiste me demandant de la mettre en contact avec des journalistes, j’ai compris qu’un certain nombre d’histoires sur le terrain n’étaient pas entendues par la presse internationale." 

La jeune reporter, qui s’est alors mise à écrire sur la Birmanie, insiste sur le besoin "d’humaniser" la crise. "La première semaine, il y a eu un grand nombre de papiers analysant les causes du coup d’État, on ne voyait pas beaucoup d’histoires humaines, j’ai voulu alors rapporter comment les événements ont influencé la vie des gens".

La presse n’a jamais été libre en Birmanie, la couverture de la crise relève d’une collaboration courageuse de journalistes sur place et à l’extérieur du pays : "continuez à couvrir la Birmanie ! conclut Maung Moe, même à distance, nous vous aiderons avec plaisir".  


Alice Hérait est une journaliste française basée à Taïwan. Son travail a été publié notamment dans Le Monde diplomatique, Mediapart ou Asialyst.

Photo : Sule Pagoda Road, Yangon, Myanmar, via Unsplash sous licence CC, photo de Justin Min