Renforcer le journalisme de solutions avec les données

par Matthew Kauffman
23 févr 2021 dans Data-journalisme
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Le data-journalisme n'a jamais été aussi important, ni aussi accessible. Avec la disponibilité croissante des données, un panel d'outils d'analyse en constante évolution et une offre de formation abondante, le data-journalisme, autrefois l'apanage de reporters branchés informatique, est devenu une compétence-clef des rédactions.

Le data-journalisme transforme les anecdotes en vérités systémiques. Il fournit les preuves tangibles permettant d'évaluer les politiques publiques et responsabiliser les décideurs politiques. Il est devenu un élément indispensable d'un journalisme à fort impact et reconnu comme tel.

Mais de nombreuses rédactions passent à côté de l'une des utilisations les plus significatives du data-journalisme : soutenir la tendance croissante au journalisme de solutions, qui s'appuie sur des preuves rigoureuses pour identifier les politiques et initiatives ayant fait leurs preuves face à des problèmes de société. Le journalisme a une longue tradition de mise à jour de problèmes systémiques, allant de l'injustice raciale à la corruption gouvernementale, en passant par les failles dans l'économie, l'éducation, la santé, etc. Le reportage de solutions fait progresser cette tradition, en recherchant les réponses qui fonctionnent contre ces problèmes et en mettant en lumière les endroits où l'application de ces solutions montre des résultats quantifiables.

Le journalisme de solutions n'est ni spéculatif, ni aspirationnel, ni naïf. Il se fonde sur une analyse lucide des réponses aux problèmes sociaux, sur des reportages exigeants et indépendants qui remettent en question les affirmations et reconnaissent les limites des solutions exposées.

Lorsque les médias posent la question "Qui s'en sort le mieux?" et y répondent, ils aident leur public à voir et à imaginer les possibilités de changement. Ils donnent de l'espoir, une alternative bienvenue aux actualités qui laissent trop souvent les communautés avec un sentiment d'impuissance. Par ailleurs, ils renforcent la confiance et l'engagement du public, essentiels à la survie des rédactions.

[Lire aussi : Comment créer plus d'engagement et promouvoir le journalisme de solutions]

 

Lorsque les problématiques d'une communauté donnée sont bien connues, il n'est pas très utile de produire un énième sujet déprimant, notamment s'il s'appuie sur des stéréotypes et un angle d'approche faible. Mais poursuivre cette même question à travers le prisme du journalisme de solutions, avec comme élément fondamental une analyse des initiatives testées pour lutter contre ces problèmes, donne un nouvel élan et sert la communauté. C'est le type de journalisme à impact dont les lecteurs et les téléspectateurs ont besoin. Il ne remplace pas les exposés choc des maux de la société. Il s'agit plutôt d'un partenaire essentiel, qui remplit une mission journalistique vitale en révélant des possibilités de réforme et d'amélioration.

De plus, il se marie parfaitement avec le data-journalisme :

  • Lorsque le San Francisco Chronicle a examiné le taux alarmant de sans-abrisme dans la ville, il s'est intéressé à ce qui pourrait être une réponse viable à 600 miles de Salt Lake City, où les données ont montré que de nouveaux dispositifs ont contribué à réduire la population de sans-abris de 85 %.
  • Une base de données sur les inspections des bus scolaires a permis au Hartford Courant d'identifier les compagnies ayant les pires historiques d'entretien et les bus les plus dangereux. Le papier a également mis en évidence les normes mises en place par une compagnie de bus avec un historique presque parfait, décrédibilisant ainsi les excuses offertes par d'autres propriétaires, et demandant aux autorités locales de prendre leurs responsabilités pour ne pas avoir tenu toutes les entreprises à une norme qui s'est avérée réalisable.
  • Alors que l'inquiétude grandissait face à l'incapacité de nombreuses autorités à saisir les informations démographiques des patients atteints de COVID-19, les données ont mis en évidence un point positif possible : un comté du Nebraska qui a réussi à recueillir 100 % des informations. Cela a donné lieu à un reportage local montrant comment ils y sont parvenus - et comment d'autres collectivités locales pourraient faire de même.

Dans le lexique du Solutions Journalism Network, ces lueurs d’espoir potentielles sont des "déviants positifs" : des réponses qui semblent conduire à de meilleurs résultats dans une communauté comparé aux autres communautés aux défis similaires.

[Lire aussi : La boîte à outils du data-journalisme]

Dans la chasse aux déviants positifs, les données sont des alliées puissantes :

  • De nombreuses zones d'éducation sont confrontées à des défis liés à la pauvreté. Quelles sont celles qui, malgré ces difficultés, enregistrent des progrès en matière de réussite scolaire ?
  • L'abus d'opiacés a dévasté de nombreuses communautés. Certaines d'entre elles ont-elles surmonté ces difficultés ou même réussi à inverser la courbe ?
  • Il existe des preuves persistantes que les conducteurs non blancs sont traités plus sévèrement par la police lors de contrôles routiers. Y a-t-il des villes qui font exception à cette tendance ?

La mise à jour de ces déviants positifs n'est que la première étape du processus de reportage. Il s'agit ensuite d'identifier les politiques à l'origine de ces résultats, d'examiner comment elles ont été mises en œuvre, d'étudier les preuves reliant les politiques aux résultats, d'explorer les limites de ces initiatives et d'évaluer si elles peuvent être reproduites ailleurs.

Cette approche du journalisme porteuse de sens peut être adoptée par tout média, quelle que soit sa taille, dès aujourd'hui. Prenez l'histoire du Nebraska sur le COVID-19 et les statistiques démographiques. A mesure de la propagation du virus dans le pays, les titres des journaux révélant que les gouvernements ne parvenaient pas à suivre les informations ethniques des personnes infectées se sont multipliés. Cette lacune rendait plus difficile la lutte contre la pandémie.

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Une base de données créée par le Solutions Journalism Network a mis en lumière des chiffres précis pour illustrer ce problème, montrant que dans de nombreuses villes, comtés et états, les données raciales manquaient dans beaucoup de cas. Dans certains endroits, comme le comté de Baltimore, cette donnée était inconnue pour la majorité des personnes infectées. Mais les données ont également mis en évidence un endroit qui semblait mieux s'en sortir : le comté de Douglas, dans le Nebraska.

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Ces données le mettant sur la piste, un journaliste du Reader à Omaha a pris le sujet en main, creusant plus profondément les chiffres et interrogeant les fonctionnaires sur les politiques spécifiques mises en place dans ce comté, comme le fait de tripler les effectifs chargés de recueillir des informations démographiques.

Alors que d'autres juridictions ont haussé les épaules et insisté sur le fait qu'elles ne pouvaient rien faire pour rassembler des informations plus complètes, le sujet publié par The Reader a prouvé le contraire, et a fourni aux autres communautés une feuille de route pour y parvenir.

Une approche plus traditionnelle aurait pu se concentrer uniquement sur les gouvernements aux résultats insuffisants. Ces révélations, appuyées par des données, constituent un travail journalistique important en termes de responsabilisation des puissants. La recherche de données à travers le prisme des solutions renforce encore davantage leur responsabilité en indiquant où et comment d'autres répondent mieux à un problème. Elle met à mal les potentielles excuses et fixe à la hausse la barre des attentes des communautés envers leurs institutions et gouvernements.

C'est ce qu'a fait ABC News avec son analyse des données des centres de test du COVID-19, montrant que, dans l'ensemble, les centres situés dans des quartiers peuplés majoritairement de personnes racisées étaient plus sollicités que ceux des quartiers plus blancs de la même ville. Mais Oakland, en Californie, était une exception, les données ne montrant pas de charge supplémentaire pour les personnes de couleur cherchant à se faire tester. Le sujet d'ABC News a alors mis en avant certaines des raisons possibles du succès de la politique d'Oakland :

  • une décision consciente de placer les sites auprès des communautés racisées, plus durement touchées par le virus.
  • la création d'un centre accessible aux personnes sans voiture.
  • la suppression des rendez-vous en ligne.
  • la mise à disposition des informations téléphoniques dans plusieurs langues.

Cette partie de l'article a renforcé ainsi l'aspect "responsabilisation" du reportage, réduisant la capacité des autorités à dire qu'elles ne pouvaient rien faire pour résoudre le problème.


Matthew Kauffman est journaliste d'investigation et data-journaliste.

Cet article a initialement été publié par le Solutions Journalism Network sur leur blog. Il a été republié sur IJNet avec leur accord.

Image principale sous licence CC par Pexels via Federico Orlandi.