Un an après avoir parlé pour la première fois avec plusieurs journalistes ukrainiens de premier plan et écrit sur leurs expériences pendant la guerre de la Russie contre l'Ukraine, j'ai repris contact avec deux d'entre elles, Angelina Kariakina et Nataliya Gumenyuk. Nous avons discuté de la manière dont leur vie a changé et des sujets liés à la guerre que les médias mondiaux ne couvrent pas.
Mmes Kariakina et Gumenyuk ont toutes deux réfléchi à l'intensification des privations quotidiennes, à l'épuisement, à l'impact émotionnel des pertes humaines et à la culpabilité des survivants, très répandue. Le coût de la survie est énorme, mais l'espoir d'un avenir meilleur, qui est le ciment qui unit les Ukrainiens, l'est tout autant.
Toutefois, cet espoir est en partie contrarié par les lacunes et les préjugés que Mmes Kariakina et Gumenyuk ont relevés dans la couverture médiatique mondiale de la guerre. L'enquête que j'ai menée par la suite a mis en évidence une fracture sud-nord intéressante dans les prismes de reportage, qui mérite d'être décortiquée davantage.
1) Donner au public le contexte qui lui manque
Il y a quelques jours, assis dans un restaurant avec une amie cultivée et qui réussit bien sa vie, nous parlons de la guerre. Momentanément, elle se penche en avant et chuchote : "Tu sais, je ne comprends vraiment pas pourquoi cette guerre a commencé".
Comme la plupart des publics du monde, cette amie manque d'informations de base importantes sur l'invasion de l’Ukraine. Cela rejoint l'analyse de Mme Kariakina selon laquelle les médias mondiaux omettent le contexte, en particulier l'histoire du colonialisme russe en Ukraine, dans leur couverture : "La stratégie de guerre est couverte", dit-elle. "Mais il y a un problème contextuel plus important qui n'est pas pris en compte et qui rend cette guerre difficile à arrêter : la menace de la mort de la Russie en tant qu'empire. Le monde ne comprend pas que la Russie traite l'Ukraine comme une colonie russe."
J'ai vérifié cet argument en demandant à AKAS d'analyser les articles sur la guerre contre l'Ukraine publiés en 2022. Étonnamment, nous avons constaté que la Seconde Guerre mondiale est mentionnée neuf fois plus souvent que le colonialisme. Par ailleurs, il existe une nette fracture entre le Sud et le Nord. Les organes de presse du Sud sont plus susceptibles d'utiliser le prisme du colonialisme que ceux du Nord, qui ont presque entièrement ignoré ce point de vue. Il est possible que l'aveuglement des pays occidentaux sur leur propre passé colonial empêche les journalistes de couvrir efficacement l'angle du colonialisme qui plane sur cette guerre.
Les médias qui couvrent la guerre en Ukraine se doivent d'expliquer à leur public qu'au début du XXe siècle, l'Ukraine était divisée entre l'empire russe et l'empire austro-hongrois. Considérée à Moscou comme la "Petite Russie", l'Ukraine a tenté d'obtenir son indépendance au cours des années qui ont suivi, mais n'y est parvenue qu'après l'effondrement du communisme en août 1991. Les nationalistes russes se sont alors sentis trahis.
2) Expliquer les normes sociales russes
Il est important de mettre en lumière les normes sociales en Russie qui entravent la liberté d'expression et appuient la guerre. Ces normes encouragent l'ignorance des Russes sur leur passé, ce qui rend la guerre possible. "La Russie n'a jamais déconstruit les 70 années de l'Union soviétique. Les Russes n'ont jamais réfléchi de manière critique à leur passé", déplore Mme Kariakina.
Cette ignorance facilite la répétition d’un passé répressif. Depuis son arrivée au pouvoir en 2000, Poutine a déployé des efforts concertés pour supprimer et réécrire le passé soviétique, comme l'explique le rapport Génération Goulag de Coda Story. Il a réussi, d'ailleurs : la moitié des jeunes Russes n'ont pas entendu parler de la Grande Terreur, les purges de l'ère stalinienne.
En 2019, 70 % des Russes approuvent le rôle de Staline dans l'histoire. Le manque de vérité sur les goulags et autres atrocités de masse de l’Union soviétique repose sur un manque de liberté politique et économique qui dure depuis des siècles. Cette acceptation de l'autoritarisme a alimenté la guerre de la Russie contre son ancienne colonie, l'Ukraine.
3) Éviter les récits et le vocabulaire qui mettent les agresseurs et leurs victimes au même plan
La couverture mondiale de la guerre de la Russie contre l'Ukraine crée souvent une fausse équivalence entre les deux parties, remarque Mme Gumenyuk. Elle omet souvent de rappeler que l'Ukraine "est une nation pacifique, une société non militariste obligée de prendre les armes pour défendre sa souveraineté".
La guerre est qualifiée de "conflit" dans 36 % de la couverture mondiale. Ce terme perpétue un faux sentiment d'équivalence entre les deux camps. Il est plus juste d'utiliser des descripteurs qui différencient l'agresseur de l'agressé.
4) Soyez le porte-voix des points de vue ukrainiens au sujet de la guerre
Mme Kariakina s'inquiète du fait que les Russes, y compris ceux qui ont fui le pays, représentent une part disproportionnée des voix entendues dans le récit de la guerre ; leur représentation serait similaire ou supérieure à celle des Ukrainiens dans les échanges internationaux.
Travaillant sur un reportage comparant les tactiques de guerre russes dans trois villes d'Ukraine, de Tchétchénie et de Syrie, Mme Kariakina est frappée par la similitude de l'évaluation par les Ukrainiens et les Tchétchènes des récits construits sur les guerres menées par la Russie contre leurs pays. Avec une frustration perceptible, elle observe : "[Les Tchétchènes] disent que leur voix a été étouffée par les bons militants russes des droits humains, par les journalistes russes. Ce sont eux qui ont raconté les histoires de guerre des Tchétchènes, pas les Tchétchènes eux-mêmes".
Nous nous sommes tournés vers l'analyse GDELT pour juxtaposer la part de voix des Russes et des Ukrainiens dans la couverture médiatique. Une fois de plus, les résultats m'ont stupéfiée : en 2022, les références à Poutine étaient quatre fois plus fréquentes que les références à Zelensky, et les experts russes étaient cités deux fois plus souvent que les experts ukrainiens.
Lorsqu'il s'agit de comprendre la guerre en Ukraine, il est nécessaire de faire pencher la balance du côté de ceux qui sont sur le terrain. Les journalistes doivent veiller à ne pas traiter les voix des émigrés russes comme interchangeables avec celles des Ukrainiens ; leurs perspectives sont très différentes, même s'ils considèrent également Poutine comme un ennemi.
Je me rends compte une fois de plus à quel point le contexte est essentiel pour comprendre la guerre en Ukraine, et à quel point il est rare dans la couverture médiatique d'aujourd'hui. J'apprécie également la valeur de s’appuyer sur un regard nourri des perspectives de plusieurs pays lors de l'analyse des guerres récentes de la Russie, et l'importance d'établir des parallèles entre le colonialisme russe et celui d'autres pays occidentaux avant le XXe siècle.
Sans ce contexte, il existe un réel danger que le public mondial perde tout jugement moral sur qui a raison et qui a tort dans cette guerre. C'est sur cette apathie que mise la Russie de Poutine.
Photo de Daniele Franchi sur Unsplash.