Les journalistes ukrainiens vivent de fréquents bombardements, dont ils sont souvent la cible, alors qu'ils s'efforcent de tenir le public informé de l'invasion russe. Si la situation est particulièrement grave pour les journalistes des zones occupées par la Russie, la guerre a eu un impact sur les médias de toute l'Ukraine.
Un an après le début de l'invasion, j'ai discuté avec plusieurs journalistes ukrainiens de la façon dont la guerre les a mis en danger, a eu un impact sur leur santé mentale et les a obligés à changer de sujet de reportage. Voici ce qu'ils avaient à dire.
Les nouvelles de guerre, en priorité
Le 24 février 2022, la journaliste d'investigation Maryanochka Sych enquêtait sur une affaire de corruption dans la municipalité de Lviv, en Ukraine. Elle a abandonné ces recherches dès qu'elle a appris la nouvelle de l'invasion par la Russie.
"J'ai reçu un appel d'un ami dans une ville [frontalière] de la Russie, me disant que les troupes russes avaient envahi la capitale. Je me suis précipitée pour aller voir mon père, qui travaille à Kyiv, et je suis devenue folle quand il n'a pas répondu", raconte Mme Sych. "Quelques heures plus tard, on m'a informée qu'il se cachait avec d'autres personnes dans un sous-sol. C'est la première fois que j'ai ressenti la guerre. À partir de ce jour-là, j'ai cessé de suivre les crimes de corruption dans ma région. Au cours des derniers mois, je n'ai travaillé que sur les nouvelles de la guerre et ses répercussions, notamment sur les réfugiés qui se sont entassés à Lviv."
Maryanochka Sych, photo prise par Mme Sych.
L'attention accrue donnée à la guerre par les journalistes a toutefois un coût. Selon Mme Sych, certains médias ukrainiens ont tendance à se concentrer exclusivement sur la guerre, au détriment d'autres sujets importants.
"Les journalistes locaux acquièrent une solide expérience dans la couverture de la guerre, mais l'impact négatif est évident sur les journalistes qui suivent d'autres domaines, tels que le divertissement ou le sport, ainsi que sur d'autres sujets d’actualité ou d’investigation comme les affaires de corruption sur lesquelles je travaillais", admet-elle.
Pas de temps pour ralentir
Les experts indépendants des droits humains nommés par l'ONU ont recensé de nombreux témoignages de journalistes "torturés, enlevés, attaqués et tués, ou se voyant refuser un passage sûr depuis les régions assiégées par la Russie en Ukraine". Selon le Comité pour la protection des journalistes, au moins 12 journalistes ont été tués alors qu'ils couvraient la guerre, sans compter les autres qui ont été arrêtés ou harcelés.
"Porter un badge de presse n'aide pas toujours. Les [forces russes] visent les journalistes [ukrainiens] de sang-froid", raconte Peter Sazonov, un photojournaliste ukrainien. "Mes collègues ont été capturés et tués dans les territoires occupés par la Russie parce qu'ils sont ukrainiens. La situation est légèrement meilleure lorsque le journaliste est étranger."
Peter Sazonov. Photo fournie par M. Sazonov.
M. Sazonov n'a pas un seul jour de repos lorsqu'il couvre la guerre, dit-il, et il ne reçoit pas non plus de soutien psychologique pour faire face à ce dont il a été témoin pendant ses reportages. "Aucune structure n'a pris l'initiative de soutenir psychologiquement les journalistes de guerre locaux. De plus, les reporters ne trouvent pas le temps pour cela puisqu'ils travaillent jour et nuit", dit-il.
Stanislav Storozhenko, un journaliste de Kyiv qui travaille désormais depuis l'est de l'Ukraine, convient que la couverture de la guerre est éprouvante pour les journalistes et qu'ils manquent de soutien.
"Les histoires de crimes de guerre russes contre les journalistes m'ont abasourdi", affirme-t-il. "Les freelances en particulier ne bénéficient d'aucun soutien psychologique. Je n'ai pas entendu parler d'une seule initiative en ce sens. Ceux qui sont occupés sur les lignes de front n'ont pas le temps de se lancer dans ce processus."
Les fixeurs, les soldats inconnus
Les fixeurs en Ukraine n'ont pas manqué de travail l'année passée. L'arrivée de journalistes étrangers dans le pays pour couvrir la guerre sans aucune connaissance de la langue ou de la société ukrainiennes a incité certains Ukrainiens maîtrisant d'autres langues, comme l'anglais ou l'espagnol, à travailler comme fixeurs et traducteurs locaux pour aider la presse étrangère à suivre le conflit en Ukraine.
Alex Morozov est un fixeur basé à Kyiv. Avant la guerre, il avait sa propre société de fret, mais il a arrêté ce travail en raison du conflit. En mars, lui et ses employés ont trouvé du travail en transportant et en aidant les journalistes étrangers. Avoir accès à des voitures et pouvoir parler anglais l'ont aidé à obtenir ce travail de fixeur.
"Cela a commencé par du bénévolat pour aider les réfugiés dans le pays, puis j'ai aidé une journaliste américaine pendant son déplacement pour couvrir la guerre. Très vite, j'ai reçu de nombreuses propositions pour aider les équipes de presse du monde entier qui souhaitaient se rendre dans différentes villes d'Ukraine", raconte M. Morozov. "Je n'ai reçu aucune formation pour travailler dans un environnement de guerre. Pourtant, après une visite à Kherson avec une équipe de presse européenne, j'ai commencé à me former au métier de secouriste-ambulancier afin de pouvoir aider les gens sur la ligne de front."
Oleksii Otkydach n'avait pas non plus d'expérience dans le journalisme avant la guerre ; il était professeur d'espagnol. Sa formation d'enseignant lui a permis de fournir aux médias internationaux hispanophones des analyses sur les événements de la guerre.
"J'ai attiré l'attention d'une équipe de presse argentine alors que j’intervenais sur les chaînes espagnoles. Ils voulaient que je coopère avec eux en tant que fixeur pendant leur déplacement en Ukraine", raconte M. Otkydach. "Un fixeur a besoin d'une formation spéciale, au moins des compétences de base comme la logistique, le permis de conduire, les contacts et la connaissance des premiers secours. Sinon, il y a trop de risques pour les personnes."
Olekssi Otykydach, photo fournie par M. Otykydach.
Une plateforme média pour tous
Le 16 mars, quelques jours après l'invasion russe, le Media Center Ukraine a tenu sa première conférence de presse à Lviv, annonçant la création d'une nouvelle plateforme avec des dizaines de médias locaux et internationaux, ainsi que des ONG, pour suivre les développements liés à la guerre.
Le Centre contribue à la formation des journalistes et met en relation les reporters étrangers avec des volontaires locaux anglophones, qui les assistent pendant leur déplacement dans le pays. Il publie également un bulletin d'information quotidien et organise régulièrement des réunions d'information.
Le Media Center a ouvert son premier bureau à Lviv, dans l'ouest de l'Ukraine. Après le retrait des forces russes de Kharkiv et des régions environnantes en septembre, il a ouvert trois autres bureaux à Kyiv, Kharkiv et Odessa.
Photo de Nati Melnychuk sur Unsplash.