Courageuses et résilientes, ces journalistes ukrainiennes racontent leur quotidien

23 juin 2022 dans Reportage de crise
Drapeau de l'Ukraine

Dans le premier volet d'une série en deux parties, Luba Kassova partage le point de vue de trois éminentes femmes journalistes d'Ukraine sur leur expérience de la guerre actuelle. La série s’appuie sur des entretiens avec : Nataliya Gumenyuk, journaliste ukrainienne spécialisée dans les affaires étrangères et les reportages sur les conflits, qui écrit pour le Guardian, le Washington Post, le New York Times et d'autres publications internationales, et qui est cofondatrice du Public Interest Journalism Lab ; Angelina Kariakina, cofondatrice du Public Interest Journalism Lab, et responsable de l'information à Suspilne, la société de radiodiffusion publique ukrainienne ; et Iryna Slavinska, productrice exécutive et présentatrice de Radio Culture à Suspilne.


"Je comprends que ma vie de présentatrice à la radio ukrainienne est loin d'être aussi dangereuse que celle des reporters de guerre et autres collègues sur le terrain. Je suis cependant consciente que la Russie prend pour cible les tours de radio et de télévision. Les cas de Kherson, Mykolaiv et d'autres villes montrent très clairement que les occupants s'en prennent aux journalistes, notamment à la radio publique de Suspilne. Il y a des endroits sans Internet. Certaines personnes n'ont accès qu'à la radio FM ou AM pour rester informées. La Russie veut faire taire nos émissions de radio."

– Iryna Slavinska explique qu'elle ne se sent pas en sécurité, quelques jours avant qu'un tir de roquette russe ne tue la journaliste de Radio Liberty Vira Hyrych à son domicile de Kyiv.

 

Iryna Slavinska
Iryna Slavinska. Crédit photo : Iryna Slavinska.

 

Depuis plus de trois mois (ndlr : depuis quatre mois, au moment de la traduction de cet article) que la Russie a lancé son invasion totale de l'Ukraine, huit journalistes ont été tués dans l'exercice de leurs fonctions. Quinze autres ont été tués en tant que combattants ou lors de bombardements. Trois fois plus de journalistes ont été tués chaque mois au travail pendant la guerre en Ukraine que dans tout autre conflit actuel, y compris ceux en Syrie et au Yémen, et la récente guerre en Afghanistan. Deux des journalistes tués dans l'exercice de leurs fonctions en Ukraine étaient des femmes.

Alors que la guerre de la Russie contre l'Ukraine fait rage, les femmes se retrouvent une fois de plus absentes de la couverture médiatique. Moins d'une voix sur quatre dans les reportages sur l'invasion est celle d'une femme, selon une évaluation récente des actualités en ligne sur la guerre en Ukraine. De plus, les reportages sur les femmes pendant la guerre les décrivent souvent comme des victimes, ce qui cache leur résilience.

J'ai parlé avec trois femmes journalistes ukrainiennes de leur travail et de leur vie pendant la guerre, de la façon dont elles font face au danger omniprésent et de ce qui les aide à continuer chaque jour. Peu habituées à faire partie du récit, ces journalistes décrivent les extraordinaires pressions physiques et mentales auxquelles elles sont confrontées de manière très sobre.

 

Angelina Kariakina. Credit: Suspilne/Anastasiya Mantach.
Angelina Kariakina. Crédit photo : Suspilne/Anastasiya Mantach.

Attention aux conséquences physiques extrêmes de la guerre

Angelina Kariakina m'a décrit la pression exercée sur le corps par le fait d'être constamment en état d'alerte. Elle estime être devenue beaucoup plus décidée, voire impatiente, dans ces circonstances : "Vous devez bouger, bouger, bouger tout le temps. Les gens qui prennent leur temps vous rendent fou. Votre corps s'est raidi. Vous avez l'impression que vos épaules sont en pierre parce que vos muscles sont tout le temps tendus."

Nataliya Gumenyuk a brossé un portrait frappant de l'épuisement d'une journaliste de guerre ukrainienne qui rend compte d'une histoire qui ne touche pas seulement les autres mais qui est aussi la sienne. "Pour n'importe quel reporter étranger, c'est un travail, un travail fatigant et auquel ils sont excellents. Mais pour nous, ce travail est simultanément connecté à tout dans nos vies. C'est vraiment épuisant physiquement. Une grande partie de la résilience vient de la façon dont on apprend à préserver ses ressources physiques", dit-elle.

 

Nataliya Gumenyuk
Nataliya Gumenyuk. Crédit photo : Nataliya Gumenyuk.

 

Pour préserver son énergie, faire face à la pression et aux demandes constantes de son entourage, Mme Gumenyuk s'est fixée des limites claires, se concentrant uniquement sur son travail journalistique et redirigeant vers d'autres les nombreuses demandes d'aide humanitaire.

 

 Nataliya Gumenyuk with a civilian. Photo: Andrii Bashtovyi.
 Nataliya Gumenyuk avec un civil. Photo : Andrii Bashtovyi.

Faire face à la disparition de la normalité

"Il serait injuste pour moi de dire que j'ai perdu quelque chose, car ce n'est pas le cas jusqu'à présent. Mais nous avons perdu le monde entier, le monde pacifique tout entier", explique Mme Kariakina, résumant de manière poignante l'énorme sentiment d’arrachement que connaît l'Ukraine. La tristesse remplit l'espace qui nous sépare.

Elle se souvient de l'émotion qu'elle a ressentie, contrainte “d’éteindre les lumières et les serveurs" avant de fermer la porte de la toute nouvelle rédaction de Suspilne. Hier comme aujourd'hui, le deuil de la normalité peut être écrasant. Pour faire face à la situation, elle s'abstient de toute réflexion profonde sur la vie d'avant-guerre.

Mme Kariakina est récemment retournée dans son appartement situé dans un grand immeuble pour se changer et remplacer les sweats à capuche qu'elle portait depuis des semaines par une tenue différente, avant d'interviewer le président ukrainien Volodymyr Zelensky. "Ce moment où vous ouvrez l'armoire et où vous vous replongez dans votre vie paisible est trop dur, car il vous donne un faux sentiment que tout va bien. Il est préférable de ne pas le faire, car il est difficile de s’en remettre", raconte-t-elle.

Mme Kariakina a fermé l'armoire, n'écoute plus ses playlists musicales et ne regarde plus ses épisodes préférés de The Office pour se détendre. Ses collègues du front ne le font plus non plus.

 

Kramatorsk, Donetsk region. Interview with the head of Donetsk administration Pavlo Kyrylenko in a bomb shelter. Photo by Andriy Bashtovyi.
Kramatorsk, région de Donetsk. Interview avec Pavlo Kyrylenko,
le chef de l’administration de Donetsk dans un abri anti-bombes.
Photo d’Andriy Bashtovyi.

Faire entendre sa voix au cœur de la destruction

Malgré ce chagrin et le stress incessant lié à la couverture d'une guerre qui ne semble pas près de s'achever, Mmes Gumenyuk et Kariakina sont toutes deux conscientes du pouvoir que leur confère leur métier de journaliste. Elles rapportent des histoires importantes qui ont un impact national et international, et se considèrent chanceuses de pouvoir les raconter. Le Public Interest Journalism Lab, qu'elles ont cofondé, a remporté la semaine dernière un Democracy Award de la part du National Endowment for Democracy pour son travail de documentation des crimes de guerre russes à Sumy, Kharkiv, Tchernihiv, Boutcha, le Donbass et dans la région de Kherson.

"Je pense que nous avons le bon rôle en tant que journalistes, nous pouvons faire beaucoup pour raconter l'histoire. Nous avons un certain pouvoir", conclut Mme Gumenyuk. "C'est à nous d'influencer les puissants."


Photo de Mathias Reding via Pexels.