Cet article a été initialement publié par le Global Investigative Journalism Network (GIJN). Il a été republié avec leur accord le 2 décembre sur IJNet. Les derniers chiffres des journalistes victimes du COVID-19 sont disponibles ici. Au 17 décembre, Press Emblem Campaign indiquait que 533 confrères avaient perdu la vie depuis le début de la pandémie.
En mai, alors que la pandémie de COVID-19 se propageait à travers le monde, nous nous sommes intéressés à l'impact de la crise sur les journalistes. Au même titre que les professionnels de santé, de soin et les autres travailleurs essentiels, les journalistes s'exposent à de grands risques de contamination lors de leurs reportages sur la pandémie.
Nous avons ainsi découvert Press Emblem Campaign (PEC), une association basée à Genève qui œuvre pour la liberté de la presse et la sécurité des journalistes. Depuis le début de la pandémie, elle tente de comptabiliser le nombre total de morts de journalistes dû au COVID-19 dans le monde. A la date du 5 mai, le PEC avait confirmé 64 cas de décès dans 24 pays, chiffre largement sous-estimé selon l'association. Nous avons récemment recontacté le PEC pour obtenir des données mises à jour.
Le tableau est plutôt sombre : au 15 novembre, au moins 462 journalistes de 56 pays étaient décédés des suites du COVID-19, soit sept fois plus qu'en mai. Sur la même période, le nombre total de morts liés à la pandémie dans le monde s'était multiplié par cinq, selon le Johns Hopkins Coronavirus Resource Center.
Plus de la moitié des décès ont eu lieu dans des pays d'Amérique Latine. Un pic de mortalité a également frappé l'Inde et le Bangladesh récemment.
Le PEC a observé que la plupart des morts récentes concernaient des reporters âgés de moins de 60 ans. Un groupe de journalisme au Bangladesh a signalé au GIJN que la crainte grandissante des licenciements avait poussé de nombreux journalistes à prendre plus de risques, notamment en se réunissant dans des rédactions qui n'avaient pas été adaptées aux mesures de distanciation sociale.
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Lors d'un entretien avec le GIJN, Blaise Lempen, le secrétaire général du PEC, a déclaré que le nombre total de morts dépassait sûrement largement le nombre de 462. Les comptes des chercheurs sont en effet limités aux cas officiellement confirmés comme liés au COVID-19 par un test ou un certificat.
Leur compte indique que les journalistes péruviens ont été les plus touchés, avec 93 décès, suivis de l'Inde avec 47 cas, l'Equateur avec 41 cas et le Brésil avec 36 cas.
"Par région, l'Amérique Latine compte le plus de morts, avec plus de la moitié des victimes, soit 251 journalistes", explique M. Lempen. "Des milliers de reporters ont été contaminés et la mort de plus de 450 employés du monde des médias en quelques mois est une perte sans précédent pour le secteur."
"Nous craignons que le virus emporte une centaine de victimes de plus d'ici la fin de l'année" a-t-il ajouté. "Mais dans certains pays, en Europe notamment, les journalistes ont maintenant appris à prendre des précautions vitales telles que porter un masque, maintenir ses distances, éviter les contacts directs et les déplacements. Nous avons ainsi vu une baisse de la mortalité parmi eux."
Un groupe de journalisme au Bangladesh, Our Media, Our Rights, met régulièrement à jour un décompte des cas de COVID-19 parmi les journalistes sur ce tableau destiné aux réseaux sociaux.
M. Lempen raconte que l'Inde et le Bangladesh ont vécu une hausse rapide des décès de reporters ces derniers mois comparés à la première moitié de la pandémie. Toutefois, il souligne que les taux de mortalité restent bien plus inquiétants dans plusieurs pays d'Amérique Latine, compte tenu de leur plus petite démographie par rapport aux deux pays d'Asie du Sud.
"Ce qui me surprend, car cela va à l'inverse de ce que l'on imagine du virus, c'est qu'une grande partie des journalistes décédés étaient relativement jeunes", dit-il. "Depuis début octobre, nos chiffres indiquent que plus de la moitié de ces victimes avaient moins de 60 ans et étaient plutôt dans leur quarantaine ou cinquantaine. Il est toujours difficile de pointer l'origine de la contamination, mais nombreux sont ceux qui sont tombés malades au travail."
La page d'hommage du site de l'Institut Poynter et ses portraits individuels des victimes montrent également la jeunesse de nombre des journalistes morts récemment.
Le PEC a comptabilisé 35 décès de journalistes au Bangladesh. De plus, le groupe Our Media, Our Rights, basé à Dhaka, a identifié 1 010 cas de COVID-19 au sein de 191 médias du pays, dont 942 guérisons.
"Je connaissais beaucoup de journalistes aujourd'hui décédés", dit Ahammad Foyez, le coordinateur de Our Media, Our Rights et un correspondant senior au sein du journal New Age à Dhaka.
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M. Foyez s'inquiète de l'influence des pressions économiques, dont la menace de licenciements, sur les journalistes, qui s'exposent alors à de plus grands risques, sur le terrain comme à la rédaction.
"Beaucoup de journalistes vont au bureau pour ne pas perdre leur emploi car de nombreux employés du secteur ont été licenciés durant cette pandémie", explique-t-il. "Certains viennent au bureau alors même que leurs collègues ont été testés positifs au COVID-19. Les médias doivent immédiatement établir des directives et protocoles pour la production de reportages et l'occupation des bureaux."
"Toutes ces morts sont tragiques", s'attriste M. Lempen. Il évoque notamment la mort de Marcos Montero, présentateur bolivien mort le 30 septembre comme symbole de la perte causée par la pandémie.
Lorsqu'il a été diagnostiqué positif le 25 mai, les journalistes boliviens ont lancé des appels publics de dons de plasma pour M. Montero. "Il est mort après une lutte de quatre mois contre le virus", raconte M. Lempen.
L'attitude de certains dirigeants politiques ne fait qu'empirer les choses, ajoute-t-il, en ciblant particulièrement les présidents brésilien et américain. "Je regrette personnellement que des chefs d'Etats tels que Donald Trump ou Jair Bolsonaro soient si inconscients qu'ils mettent en danger les journalistes auxquels ils s'adressent."
Rowan Philp est reporter pour le GIJN. M. Philp était précédemment le reporter principal du Sunday Times en Afrique du Sud. En tant que correspondant à l'étranger, il a couvert l'actualité, la politique, et des conflits dans plus d'une douzaine de pays dans le monde.
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