Le 6 janvier, une foule d'extrémistes violents a envahi le Capitole à Washington, D.C. pour tenter de perturber le processus démocratique de passation de pouvoir du pays. Les journalistes doivent aider leurs publics à comprendre ce qu'il s'est passé.
Les causes et les auteurs de ces événements doivent être nommés dans la couverture médiatique. L'insurrection au Capitole s'est désormais calmée mais les journalistes doivent se préparer. Des actions antidémocratiques similaires pourraient encore avoir lieu dans le pays dans les jours précédant l'investiture du président élu Joe Biden le 20 janvier, voire les jours suivants.
C'est pourquoi nous avons compilé cette liste de conseils et de ressources à destination des journalistes qui couvrent l'extrémisme antidémocratique aux États-Unis et ses retombées.
1) Faites attention au vocabulaire utilisé
Avant d'écrire, réfléchissez attentivement aux mots que vous utilisez. Votre reportage doit être contextualisé et votre langage doit clairement distinguer l'activité antidémocratique du 6 janvier à Washington, D.C. de manifestations pacifiques.
Il n'y a pas de consensus entre les organismes de presse sur la meilleure terminologie à utiliser. NPR a publié des directives appelant à utiliser des termes comme "extrémistes pro-Trump" et "insurrection". Le Washington Post a conseillé à son personnel d'utiliser le terme "mob" (foule malveillante) pour désigner ceux qui se sont rassemblés au Capitole. Le site Election SOS créé par Hearken conseille également aux journalistes d'utiliser le terme "mob", ainsi qu'"extrémistes violents" pour désigner les attaquants. CNN a choisi de qualifier les événements de la journée de "terrorisme national".
Les rédactions s'accordent toutefois sur le fait que les mots ont un poids. Il faut tenir compte des conséquences du vocabulaire utilisé. Si vous êtes rédacteur en chef ou responsable éditorial, réunissez-vous avec votre équipe pour choisir avec soin le langage que vous utiliserez, puis communiquez vos choix à vos reporters. Surtout, ne minimisez pas la nature antidémocratique de ces événements à Washington et de ceux qui pourraient se produire dans les jours et semaines à venir.
2) Ne faites pas de journalisme "du double point de vue"
Le "journalisme du double point de vue" est l'idée que chaque argument a un contre-argument qui devrait être traité avec la même attention par les médias. Il a contribué à la propagation de pensées antidémocratiques dans le monde entier. Évitez de tomber dans ce piège d'"objectivité" lorsque vous couvrez les événements du 6 janvier et ceux qui pourraient suivre.
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Il est utile pour vos reportages de connaître les opinions des extrémistes anti-démocratiques, mais ne les présentez pas sur un pied d'égalité. Expliquez plutôt à vos lecteurs et téléspectateurs le contexte, les mensonges et la désinformation qui alimentent ces actions, ainsi que leurs conséquences, en utilisant le langage proposé plus haut.
3) Sauvegardez photos, vidéos et autres activités en ligne
Sauvegardez toutes les informations que vous trouvez en ligne, avant qu'elles ne soient effacées. Cela vaut en particulier pour les commentaires, photos et vidéos incriminants. Bellingcat a été le fer de lance des efforts de collaboration entre journalistes sur ce point. Le média avait notamment appris d'importantes leçons lors des rassemblements de suprémacistes blancs de 2017 à Charlottesville lorsque les personnes impliquées avaient cherché à dissimuler leurs traces en ligne.
For those who are able to: please try to scrape and save any videos and livestreams of the Capitol storming and occupation. Just like after Charlottesville in 2017, many of those who are streaming will delete their streams once they realize how incriminating the footage is.
— Bellingcat (@bellingcat) January 6, 2021
4) Nourrissez-vous de l'histoire d'autres pays, mais ne faites pas de comparaisons hâtives
Ne comparez ces incidents à ceux survenus dans d'autres pays étrangers que si vous êtes suffisamment bien informé à leur sujet, que cela apporte de la valeur à vos reportages et que cela aide votre public à mieux comprendre la situation aux États-Unis. Évitez les propos négligents comparant la tentative de coup d'État à un "pays du tiers monde" par exemple, ou les références à des villes étrangères qui ne font que perpétuer l'idée d'exception américaine.
Inspirez-vous plutôt de titres étrangers pour voir comment ils couvrent les événements. Leur traitement peut vous révéler des points de vue importants à intégrer dans vos propres reportages.
Au lieu de faire de vagues comparaisons, présentez la tentative de coup d'État et tous les événements qui pourraient suivre comme étant propres aux Etats-Unis, enracinés dans la suprématie blanche, incités par les dirigeants politiques d'extrême droite et alimentés par la désinformation et les mensonges répandus sans frein sur Facebook, YouTube et d'autres réseaux sociaux.
5) Renseignez-vous sur les organisateurs et comment parler d'eux
La violente tentative de coup d'État de ce début janvier n'a pas eu lieu spontanément. Les organisateurs s'activaient en ligne avant le 6 janvier, sous l’impulsion de personnalités politiques importantes et de leurs porte-paroles dans les médias de droite aux États-Unis. Si vous connaissez bien les personnalités politiques et médiatiques qui ont lancé l'insurrection, vous n’en savez peut-être pas autant sur les groupes organisateurs. Renseignez-vous sur ces personnes et leurs passé.
Suivez des journalistes comme Hannah Allam, Jared Holt et Christopher Mathias qui ont passé des années à couvrir ces groupes de droite. Prenez connaissance des organisations qui suivent les activités des figures de la suprématie blanche et de l'extrême droite comme le Southern Poverty Law Center, la Anti-Defamation League et le Right Wing Watch du groupe People for the American Way.
Le groupe The Journalist Toolkit, qui fait partie de The Society of Professional Journalists, a publié une liste complète de ressources pour vous aider dans vos reportages sur les groupes d'extrême droite et leurs activités : Covering Hate (Traiter la haine).
6) Ne donnez pas d'ampleur aux théories du complot qui guident l'insurrection
Des revendications sans fondement et des théories complotistes concernant l'élection présidentielle de novembre ont alimenté l'insurrection du 6 janvier au Capitole. Cette désinformation a été générée et diffusée par des personnalités médiatiques influentes et des dirigeants politiques puissants, dont le président Trump lui-même. Les extrémistes qui ont pénétré de force dans le bâtiment sont également associés au groupe complotiste d'extrême droite QAnon.
En tant que journalistes, nous avons la responsabilité de faire connaître la vérité, ce qui nécessite souvent de corriger des informations erronées. Cependant, il est impératif de le faire avec prudence, afin de ne pas donner plus de place à la désinformation que nous cherchons à corriger.
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Avant de faire quoi que ce soit, déterminez s'il est nécessaire de traiter dans la presse ces informations erronées diffusées dans les cercles d'extrême droite et si elles ont atteint ce que First Draft appelle "le point de bascule", c'est-à-dire qu'elles ont été largement diffusées au-delà des cercles complotistes. Si oui, les corriger est utile pour le grand public.
Si vous avez décidé de rectifier, commencez par mettre en évidence la vérité. "Ne répétez jamais une fausse déclaration ou une fausse information dans vos titres", insiste Over Zero dans un mémo. Présentez-la plutôt comme dans un sandwich : commencez par la vérité, émettez un avertissement, insérez la fausse information et pour finir, répétez l'information véridique.
7) Concentrez-vous sur les sujets de fond qui nourrissent les violences
Ce qui s'est passé le 6 janvier n'est pas un événement isolé, et les journalistes ne devraient pas le traiter comme tel. Quelle que soit la durée des émeutes, les journalistes doivent continuer à en parler même après la fin de l'insurrection, en suivant les récits qui se trament derrière les émeutes.
En voici quelques-unes pour démarrer :
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Le rôle de la Big Tech et des réseaux sociaux dans la propagation de la désinformation et de l'extrémisme
Le soir du 6 janvier, Twitter a temporairement bloqué le président Trump pour avoir violé ses directives, avant de le bannir définitivement quelques jours plus tard. Le 7 janvier, Facebook l'a fait pour une durée indéterminée. Cependant, le mal s'installe depuis longtemps et nombreux sont ceux qui depuis des années critiquent Facebook en particulier pour son rôle dans la diffusion de la haine. Beaucoup d'assaillants du Capitole américain ont planifié leur venue en ligne, et la relation entre l'extrémisme et les réseaux sociaux est un sujet majeur qui nécessite des reportages solides bien au-delà de cette semaine, de ce mois ou même de cette année.
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L'extrémisme d'extrême-droite
L'extrémisme d'extrême-droite est en hausse dans le monde entier ces dernières années, et il a trouvé un point d'ancrage certain aux États-Unis. Un rapport de novembre 2020 a révélé que les groupes suprémacistes blancs et extrémistes étaient responsables de deux tiers des complots et attaques terroristes aux États-Unis. L'une de ces actions était une tentative (déjouée) d'enlèvement de la gouverneure du Michigan, Gretchen Whitmer. L'extrémisme d'extrême-droite est une menace croissante et les journalistes doivent le traiter de manière consciencieuse. Journalist's Resource a publié une liste de conseils pour les journalistes qui le couvrent.
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Comment cet événement s'inscrit dans l'histoire raciale des Etats-Unis
Beaucoup ont souligné la différence entre la façon dont les forces de l'ordre ont abordé les rassemblements pro-Trump du 6 janvier et la répression des manifestations de Black Lives Matter l'été dernier, à grands renforts d'équipements anti-émeutes, de balles en caoutchouc et de gaz lacrymogène. Les émeutes ont également mis en évidence la violence de la suprématie blanche que les personnes racisées aux États-Unis signalent depuis longtemps. Il faut continuer à creuser ces sujets, et les nombreux recoupements du 6 janvier avec les questions raciales en Amérique. Pour en savoir plus, consultez les ressources produites par Hearken sur Election SOS.
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Écrire sur les personnes qui incitent à la violence et diffusent de fausses informations
Le président, des membres du Congrès et des personnalités influentes des médias ont diffusé des informations erronées qui ont finalement conduit aux événements violents du 6 janvier. Les journalistes doivent continuer à rendre compte des actions des personnes responsables de ces événements, même après que les tensions se soient apaisées.
8) Rappelez le processus démocratique
L'insurrection était une tentative d'empêcher le Congrès de certifier une élection juste et démocratique. Les journalistes doivent rappeler les processus démocratiques américains, tels qu'ils se sont produits cette année.
"Soulignez que les électeurs ont décidé", conseille un communiqué de presse de Count Every Vote. "Servez-vous des votes anticipés des élections nationales et du second tour des élections en Géorgie pour aider le public à voir la situation dans son ensemble et remettre en contexte les plaintes et les actions des conservateurs qui ne sont que des tentatives désespérées de personnes perdantes et minoritaires".
Répétez à votre public que la démocratie américaine s'appuie sur une passation pacifique du pouvoir, et préparez-vous à la possibilité que celle-ci ne se déroule pas si calmement dans le mois à venir.
9) Rétablissez la confiance avec votre public
Vos lecteurs et téléspectateurs sont sûrement confus, inquiets et incertains de la suite des événements. Donnez-leur la possibilité de vous poser des questions et faites-en votre priorité d'y répondre. "Le fait d'avoir votre écoute et un accès à des reportages vérifiés les aidera à traverser cette crise", déclare l'agence Hearken sur Election SOS.
Mettez l'accent sur votre légitimité et celle de votre organisation en tant que journalistes et médias, et attachez-vous à renforcer votre relation de confiance avec votre public. Pour obtenir des conseils et des ressources afin d'y arriver, consultez le site Trusting News.
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10) Soyez prudents et gardez ces ressources à portée de main
Les médias ont été menacés à plusieurs reprises lors de l'insurrection du 6 janvier. La phrase “murder the media” (Mort aux médias) a été gravée sur une des portes du Capitole. Une foule d'extrémistes a détruit le matériel de plusieurs journalistes.
Où que vous soyez, si vous couvrez ces événements, votre sécurité et santé mentale (ainsi que celles de vos collègues) passent en premier. Voici une liste de ressources utiles :
- La boîte à outils des élections du Committee to Protect Journalists’ (CPJ)
- Le guide juridique sur la police et les manifestations du Reporters Committee for Freedom of the Press’ (RCFP)
- L'email de U.S. Press Freedom Tracker pour signaler tout attaque, agression ou menace faite à l'encontre d'un journaliste : tips@pressfreedomtracker.us
- Le numéro d'urgence juridique du RCFP: 1-800-336-4243
- Les conseils sécurité d'Election SOS par Hearken
- Le fonds d'urgence de l'International Women’s Media Foundation’s
- Les bonnes pratiques de cybersécurité d'Electronic Frontier Foundation
David Maas est le directeur d'IJNet. Taylor Mulcahey est la directrice de publication d'IJNet.
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