Qu'il s'agisse de mort, de violences, de guerre, de terrorisme, de catastrophes naturelles ou d'une pandémie, à un moment dans leurs carrières, quasiment tous les journalistes auront à travailler sur un sujet traumatisant et seront ainsi exposés à des séquelles potentiellement douloureuses.
"On n'a même pas besoin d'être témoin direct", explique le Dr. Gail Kinman, professeure invitée en psychologie de la santé au travail à l'Université de Birbeck à Londres. Interviewer des gens à propos de leur vécu, voir des images horrifiantes sur son ordinateur, produire un reportage sur un sujet qui vous touche personnellement (idéologiquement ou en pratique), peuvent suffire à causer des dommages psychologiques désastreux.
Les journalistes sont connus pour leur résilience mais cela ne les rend pas intouchables face au traumatisme ou à la souffrance. Selon Mme Kinman, ces situations peuvent être la cause de maux de tête, de tension musculaire, de fatigue, de pensées envahissantes et perturbantes, de troubles du sommeil et de cauchemars. Certains peuvent en arriver à prendre du retard sur leurs rendus par manque de concentration ou se perdre dans leur organisation. D'autres auront des crises d'angoisse, deviendront anxieux, déprimés, ou pourraient se tourner vers des substances illicites.
Toute personne aux prises avec des problèmes sévères doit consulter une aide professionnelle, mais elle peut être difficile à obtenir. Certains grands médias proposent un appui en santé mentale mais les structures aux budgets plus restreints n'en ont pas les moyens. Les journalistes freelance doivent souvent s'appuyer sur leurs propres réseaux ou outils personnels pour s'en sortir. Par ailleurs, les écoles de journalisme ne proposent que rarement des formations au reportage en temps de crise.
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"Ceux qui ont été formés au reportage dans des situations de crise ou traumatisantes à l'université ont une meilleure compréhension des enjeux", explique Natalee Seely, professeure adjointe de journalisme à l'Université de Ball State. "Une meilleure connaissance de ce qu'est un traumatisme et comment en parler garantit la meilleure santé mentale de son personnel et un journalisme de meilleure qualité."
Mme Seely a étudié les effets du reportage sur des sujets traumatisants sur la santé mentale. Elle invite les écoles de journalisme à intégrer dans leurs formations des modules expliquant les stratégies à adopter lorsqu'on interviewe des victimes de traumatismes, comment reconnaître le burn-out émotionnel et comment couvrir un événement traumatisant.
"Les journalistes tout juste sortis d'école ne sont pas forcément préparés aux réalités de leur métier et nombre d'entre eux se retrouvent à couvrir les enquêtes criminelles ou l'actualité générale dès leur premier emploi", explique-t-elle. "Recevoir des intervenants spécialisés, organiser des mises en situation d'actualités fictives et tout simplement parler et échanger sur ce sujet en amont peut être très utile dans la préparation de ces étudiants au monde professionnel."
Alors que le secteur du journalisme appréhende l’idée que le travail de reportage s'accompagne régulièrement d'effets sur la santé mentale, les rédactions doivent élaborer des protocoles pour protéger leurs salariés et collaborateurs. Voici quelques conseils d'experts en psychologie et en journalisme sur les moyens de faire face aux conséquences de reportages difficiles.
Ne pas se forcer à "passer à autre chose”
"Avoir une réaction émotionnelle suite à une expérience difficile est normal et attendu. Ce serait plus problématique de ne pas réagir du tout", dit Mme Kinman.
Elle a récemment participé à l'élaboration d'un guide publié par la British Psychological Society à destination de toute personne confrontée à des situations traumatisantes au travail. Ces conseils peuvent être utiles à de nombreux journalistes, en particulier durant cette pandémie.
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"Nous devons prioriser le fait de prendre soin de soi et avoir de la compassion envers nous-mêmes", ajoute-t-elle. "Nos attentes sont souvent démesurées lorsqu'il s'agit de 'se ressaisir', 'garder ses émotions sous contrôle' ou de 'passer à autre chose.'"
Se détendre
Un peu de stress ne fait, en général, pas de mal. Cela peut même aider à avancer. Mais des réactions de stress intenses qui traînent sur la durée peuvent donner lieu à de sérieux problèmes de santé mentale et physique.
Il faut relâcher le corps après un événement créant des tensions, explique le Dr. Elana Newman, professeure de psychologie à l'Université de Tulsa et directrice de recherche au Dart Center for Journalism and Trauma. "Une des premières choses auxquelles il faut faire attention est l'adrénaline, pendant l'événement et durant les heures qui suivent," précise-t-elle. "Il faut observer si la respiration est accélérée, si le corps est en alerte et n'arrive pas à se calmer."
Il faut ainsi trouver une pratique qui peut vous amener vers un état de sécurité et d'apaisement afin de sortir de cet état d'alerte. Il peut s'agir de méditation en pleine conscience, de respiration profonde, de la pratique d'un sport ou juste de prendre un long bain chaud.
Avoir une personne de confiance à qui parler
A l'exception des personnes à risques, personne ne doit se sentir forcé de parler quand il ne le veut pas, notamment durant les 24 heures suivant un événement traumatisant, selon Mme Newman. "Souvent, des associations m'appellent et me demandent : 'quelqu'un revient d'un événement terrible, est-ce que vous lui parleriez ?'. Je leur réponds souvent : 'Cette personne a-t-elle eu le temps de se poser deux minutes ?'"
"On sait que la résilience des gens se construit par le fait qu'ils donnent ou reçoivent un soutien particulier", complète-t-elle. "Mais dans les premières heures, il faut que votre contact soit vraiment vu comme un soutien et que la personne n'ait pas l'impression qu'elle est forcée." Dites simplement à la personne que vous seriez heureux de l'écouter.
Le soutien au travail est la clef, mais à vous d'évaluer si vous êtes à l'aise avec l'idée de partager ces difficultés avec votre équipe et votre entreprise ou si vous préférez obtenir de l'aide professionnelle grâce à votre réseau personnel, sans impliquer votre rédaction.
Se laisser du temps pour digérer
"Les gens ont besoin de temps pour se remettre, les données scientifiques le prouvent," affirme Mme Newman.
Après avoir vécu quelque chose d'intense, votre corps et votre esprit ont besoin de repos. Se créer des rituels adaptés à vos besoins pour rester en bonne santé, intégrant la nutrition, le sommeil, le sport et la vie sociale, est essentiel.
Tout le monde a déjà vécu des situations de stress. "Faites ce qui vous a aidé à les surmonter un peu plus, et laissez tomber les comportements qui n'ont pas eu d'effet bénéfique", conseille Mme Newman.
Pratiquer des activités pour lâcher prise
Lors de ses recherches, Mme Seely a trouvé que les activités cathartiques comme l'exercice physique, l'écriture ou pleurer un bon coup étaient de bons mécanismes de défense souvent appliqués par les journalistes. "Ils permettent d'évacuer le surplus d'émotion et le stress", explique-t-elle.
Réprimer ses sentiments ou les ignorer, comme le font souvent les journalistes sur le terrain, est dangereux sur le long terme. Provoquer la catharsis permet à la personne de reconnaître et de gérer ses émotions. "Ces activités aident les journalistes à se décharger d'une manière saine", explique Mme Seely.
S'amuser
"Faire quelque chose d'amusant, sans lien avec le travail, est une manière de prendre soin de soi", assure Mme Seely. "C'est particulièrement important pour les personnes qui ont tendance à ramener du travail à la maison et pour celles qui se sentent entièrement investies dans leur travail, comme cela peut être le cas pour des journalistes qui planchent sur un gros dossier ou qui sont en train de construire des liens forts avec des sources."
Trouver de la joie dans des choses simples, comme regarder un film comique, faire un gâteau ou se lancer dans un puzzle, permet d'atteindre un équilibre. C'est une bonne manière de décompresser et de ne pas se laisser envahir par des pensées négatives.
Préparer un protocole à suivre avant, pendant et après
Pensez à ce que vous pouvez faire avant, pendant et après un événement stressant ou traumatisant. Ayez en tête plusieurs stratégies selon le temps qu'elles requièrent, propose Mme Newman. "J'adore le kayak", dit-elle par exemple. "Mais ça m'engage sur cinq ou six heures. Que puis-je faire en deux minutes ? Aller marcher ? Regarder ailleurs ?"
Ces actions peuvent être courtes comme respirer ou faire un coloriage, ou elles peuvent prendre plus de temps, comme faire du sport ou regarder la télé.
"Que pouvez-vous faire selon la situation dans laquelle vous êtes pour vous sentir plus rassuré ?", demande en conclusion Mme Newman.
D'autres ressources
- Dart Center for Journalism and Trauma
- Committee to Protect Journalists
- International News Safety Institute
- Poynter Institute for Media Studies
- Reporters Without Borders
- International Women’s Media Foundation
- International Journalists’ Network
Cristiana Bedei est une journaliste freelance basée en Italie.
Image principale sous licence CC par Unsplash via Alisa Anton.