Au Brésil, le développement du "journalisme du double point de vue", qui soutient que chaque sujet est composé de deux points de vue qui mériteraient chacun une attention et un temps d'écoute équivalent, a favorisé la légitimation de propos racistes, anti-démocratiques et négationnistes de la science.
Cette approche journalistique est particulièrement utilisée lorsqu'il s'agit de couvrir le mouvement Black Lives Matter et les manifestations qu'il a engendrées à travers le monde cet été. Elle est d'usage commun au sein des chaînes d'information principales du pays, CNN Brasil et Globonews.
CNN Brasil a par exemple ressuscité Crossfire, une émission américaine largement critiquée car elle met face à face deux points de vue opposés sur un sujet polémique. La version brésilienne invite des experts qui se retrouvent à affronter à des adversaires qui ont pour seule qualification leur soutien au gouvernement d'extrême-droite de Jair Bolsonaro. Dans des épisodes récents, les invités de Crossfire ont ainsi débattu de la validité des directives de distanciation sociale émises par l'Organisation mondiale de la santé et du retour des matches de football durant la pandémie.
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En juin, CNN Brasil a interviewé Eduardo Fauzi, un membre du mouvement intégraliste, courant d’extrême droite apparu au Brésil dans les années 1930, au sujet des manifestations anti-fascistes et du mouvement Black Lives Matter. M. Fauzi est en fuite en Russie après avoir été accusé de terrorisme pour avoir lancé un cocktail Molotov cocktail sur le siège de la troupe d'humoristes Porta dos Fundos.
“Les actions de CNN Brasil sont absurdes” s'indigne Cecília Oliveira, une journaliste pour The Intercept Brasil. “Non seulement ils invitent des gens à débattre qui n'ont aucune formation professionnelle, mais ils ont même embauché Tomé Abduch, un membre du mouvement Nas Ruas en tant que polémiste alors que ce mouvement a organisé des manifestations anti-démocratiques appelant à l'abolition de la Cour Suprême. Ceci n'est pas mettre en avant des points de vue différents, c'est être anti-démocratique.”
Un des visages de CNN Brasil est William Waack, ancien présentateur licencié par Globo Television Network à la suite de propos racistes. Un invité a même interrogé M. Waack au sujet de son implication continue dans la couverture des manifestations par CNN Brasil.
Fabiana Moraes, une journaliste et professeure de communication à l'Université Fédérale de Pernambuco, partage ces inquiétudes au sujet de l'approche de CNN Brasil. "Cette idée de l'objectivité journalistique est utilisée pour défendre le choix de mettre à l'antenne un homme qui croit que la Terre est plate ou un partisan du totalitarisme comme s'ils étaient "l'autre point de vue", comme s'ils représentaient des visions équivalentes, valables et démocratiques qui permettent d'ouvrir le débat."
CNN Brasil a couvert les manifestations anti-fascistes contre M. Bolsonaro ainsi que celles en soutien au président, mais leur traitement n'a pas assez mis en avant le caractère anti-démocratique de ces dernières. Par exemple, les manifestants pro-Bolsonaro ont appelé à l'abolition du Parlement et même à un coup d'Etat militaire. En couvrant les deux manifestations de la même manière, le média met au même niveau les luttes en faveur de la démocratie et des droits de l'homme et les appels de soutien au fascisme.
CNN Brasil a aussi contribué à la légitimation de propos non scientifiques concernant les mesures de sécurité prises contre le COVID-19, leur donnant ainsi le même poids que les conseils d'organisations internationales expertes comme l'Organisation mondiale de la santé.
"La diffusion d'opinion ne peut pas se faire sans esprit critique, sinon cela devient du marketing de la haine", explique Leonardo Sakamoto, professeur de journalisme à l'Université Catholique Pontificale de São Paulo. "Ceux qui ne font que reproduire le discours haineux des personnes interviewées sans prendre le poids de ces mots ne sont ni "techniques" ni "neutres". Ils deviennent des instruments de propagande idéologique de ces groupes."
Cette approche du "journalisme du double point de vue" n'est pas l'apanage de CNN Brasil. Dans ses reportages, Globonews a par exemple essayé de traiter à part différents éléments de la politique du gouvernement Bolsonaro, comme les mesures économiques portées par son ministre de l'économie Paulo Guedes. Cependant, l'économie étant l'un des volets essentiels de n'importe quel gouvernement, ceci a aidé à légitimer l'administration Bolsonaro dans son ensemble. Il est important d'ajouter le contexte nécessaire pour les lecteurs et spectateurs dans ce genre de reportages afin d'éviter cet effet pervers.
Ce média, au même titre que plusieurs journaux comme Folha de São Paulo et O Globo, ont accordé du temps d'antenne à d'anciens collaborateurs de Bolsonaro, en les présentant comme centristes. C'est le cas de Sérgio Moro, ex-juge et Ministre de la Justice. De nombreux commentateurs pensent qu'il s'agit d'une stratégie de communication en vue pour lui de la préparation d'une prochaine campagne présidentielle.
Couvrir deux côtés d'un sujet de la même manière crée une impression de fausse d'équivalence entre ces deux points de vue : ils seraient tout aussi valables, explique Leandro Demori, journaliste et directeur exécutif de The Intercept Brasil. Même si les experts s'accordent sur le fait que le gouvernement Bolsonaro est fasciste (voire pire), diffuser les paroles des membres de son administration revient à plonger tête la première dans les eaux dangereuses du "journalisme du double point de vue". Comme le souligne Eric Alterman dans un article pour The Nation : quand un des deux points de vue est fasciste, il ne faut pas le publier ou en faire la publicité.
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"Tout ne peut pas être dit sans impunité", ajoute-t-il. "Le journalisme est un médiateur de la société et cette vision absurde de la neutralité nous amène à donner de la visibilité à des personnes qui défendent des crimes à l'antenne, comme l'abolition du Parlement ou de la Cour Suprême", renchérit M. Demori.
Avec cette approche "du double point de vue", l'histoire raciste des médias brésiliens se perpétue. Après l'abolition de l'esclavage au Brésil à la fin du XIXe siècle, il était commun de voir des débats ouvertement racistes dans les pages des plus grands journaux du pays. "La presse brésilienne s'est établie durant la deuxième moitié du XIXe siècle et s'est développée grâce au travail d'anciens esclavagistes", raconte Mme Moraes.
L'approche utilisée aujourd'hui est plus diffuse mais tout aussi délétère. Dans un pays principalement peuplé de personnes noires et métisses, l'héritage culturel laissé par ces anciens esclavagistes est un problème majeur. Les revendications et besoins des personnes racisées sont ainsi rendus invisibles, au-delà du fait que les médias ne couvrent pas les sujets qui les concernent, car un large espace est accordé et garanti à la diffusion de messages racistes. Sans parler du fait que cet espace est aussi ouvert à ceux qui nient la science et s'opposent à la démocratie.
“A Província de São Paulo, connu aujourd'hui sous le nom d'Estado de São Paulo, était un journal au discours profondément raciste basé sur un racisme scientifique”, explique Mme Moraes. “Je pense qu'une grande partie du racisme qui a constitué la base de la presse à sa création est maintenue aujourd'hui d'une manière moins frontale mais très présente.”
Raphael Tsavkko Garcia est un journaliste freelance brésilien.
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