L'importance de la collaboration transfrontalière : l'expérience de la journaliste tchèque Pavla Halcová

9 nov 2021 dans Journalisme d'investigation
Pavla Holcová

Sans la journaliste d'investigation tchèque Pavla Holcová, le monde ne connaîtrait peut-être pas l'étendue réelle des liens entre la mafia italienne et le gouvernement slovaque, ni qui serait la personne à l'origine du meurtre du journaliste slovaque Ján Kuciak et de sa fiancée. Nous n'en saurions certainement pas assez.

Nous ne comprendrions pas non plus comment le Premier ministre tchèque Andrej Babiš a fait transiter des millions d'euros par des sociétés offshore pour acheter des biens immobiliers de luxe en France, comme Mme Holcová l'a découvert dans sa plus récente enquête issue des Pandora Papers.

Moins d'une semaine après la publication, M. Babiš a été battu de justesse dans sa tentative de réélection. "[Il] a perdu les élections. Nous ne savons pas dans quelle mesure cela est dû à notre enquête et dans quelle mesure les gens en ont simplement assez de lui", dit Mme Holcová à IJNet. "Il va maintenant passer dans l'opposition. Il ne fera pas partie du gouvernement. C'est l'impact de l'enquête actuellement."

Fondatrice du Centre tchèque pour le journalisme d'investigation, organisation indépendante, et responsable éditoriale au sein de l'Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), Mme Holcová a mené des enquêtes dans le cadre des récents Pandora Papers, mais aussi pour les Panama Papers et les Paradise Papers, ainsi que lors des dossiers "Laundromat" azerbaïdjanais et russes, déjà publiés. Ses reportages ont permis de retracer des milliards d'euros de ventes d'armes illégales à la Syrie pendant la guerre et de découvrir les investissements secrets de l'ancien chef de la police secrète macédonienne, Saso Mijalkov. La reconnaissance mondiale de ses reportages ne lui étant pas étrangère, elle figure cette année parmi les lauréats du prix Knight de journalisme international de l'ICFJ.

Mme Holcová est la première à reconnaître le rôle central que la collaboration transfrontalière a joué dans ses reportages. Le travail avec d'autres journalistes lui a permis d'élargir la portée de ses enquêtes. Elle constitue également une protection à la fois pour les sujets sur lesquels elle travaille et pour ses collègues qui y participent. "La collaboration est absolument cruciale, car elle vous permet d'obtenir des données que vous ne pourriez pas obtenir autrement, car vous pouvez compter sur quelqu'un d'autre pour vous aider", explique-t-elle. "Nous envoyons un message fort : si je ne suis pas en mesure de faire "éclater l'histoire, les autres le feront. Celui qui voudrait me faire du mal devra faire du mal à l'ensemble du réseau."

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C'est précisément ce qui s'est passé à la suite du meurtre de son collègue Ján Kuciak en 2018. Mme Holcová et une équipe de journalistes et de rédactions en Slovaquie et en République tchèque ont obtenu des documents issus d'enquêtes policières sur l'homme d'affaires Marian Kočner, dont les crimes financiers étaient au cœur d'enquêtes de M. Kuciak. "Nous avons pu terminer toutes les histoires que [M. Kuciak] avait commencées, car nous avons collecté 70 téraoctets de données", raconte Mme Holcová, en faisant référence à ce qui est devenu connu sous le nom de projet "Kočner Library." "Avec ces données, nous avons pu mettre fin et exposer les actes répréhensibles de ces personnes, et l'impact a été qu'un système construit sur la corruption s'est effondré."

 

Pavla Holcová

 

Mme Holcová considère le projet "Kočner Library" comme sa plus grande réussite. Des politiciens slovaques au plus haut niveau  – président, premier ministre, autorités régionales – se sont retirés. De hauts responsables de la police ont démissionné et des accusations de corruption et d'obstruction à la justice ont été portées contre 21 juges. "Le gouvernement a été renversé parce que le système qu'ils avaient créé le permettait", déclare-t-elle. "Nous avons pu exposer les liens entre des personnes puissantes, riches et des politiciens et le pouvoir judiciaire. Après ça, le système s'est effondré."

Son expertise en matière de crimes financiers alimente ses reportages au sein d'enquêtes collaboratives. "J'ai passé des heures et des heures à discuter avec les experts en criminalité financière", dit-elle, ajoutant qu'il peut s'agir d'auditeurs judiciaires, d'enquêteurs de police et de personnes spécialistes des structures offshore. Elle a indiqué que le Tax Justice Network était une ressource particulièrement utile pour les journalistes désireux de couvrir ces questions. "Je lis également des tonnes de livres axés sur les finances et la criminalité financière. À un moment donné, on commence à comprendre."

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À travers les années, Mme Holcová s'est donné beaucoup de mal pour dénoncer la corruption et la criminalité. Elle s'est un jour infiltrée dans une prison de haute sécurité au Pérou en tant que prostituée pour parler au numéro deux d'un gang de trafiquants de drogue américano-serbe. Dans le cadre d'une autre enquête, elle s'est fait passer pour la directrice de banque auprès de l'épouse d'un baron de la drogue des Balkans désireux de créer une société et d'ouvrir un compte bancaire en République tchèque, raconte-elle.

Et pourtant, ce qui frappe le plus chez Mme Holcová, c'est son humilité. Elle est la première à reconnaître que c'est grâce à ses collègues que ses reportages sont possibles. "Je travaille vraiment, tant au Centre tchèque qu'au sein de l'OCCRP, avec des gens formidables, des reporters formidables", dit-elle. "Ce ne sont pas des divas. Ils partagent. Ils vous parlent. Ils essaient de vous aider. Ils vous soutiennent. Et c'est une énorme motivation". C'est pourquoi elle considère le prix de l'ICFJ comme une reconnaissance de cette ensemble de journalistes aux côtés de laquelle elle a travaillé. "Je suis en quelque sorte une procuration ou un visage pour cela. C'est plutôt [un] prix pour toute l'équipe de personnes avec lesquelles nous travaillons. Sans eux, je n'aurais jamais pu arriver au stade où j'en suis aujourd'hui, ni faire du journalisme encore aujourd'hui", affirme-t-elle.

Les menaces qui pèsent sur le journalisme indépendant sont de plus en plus nombreuses dans le monde. Les professionnels des médias doivent de plus en plus souvent faire face à des mesures de répression qui mettent leur vie en danger et visent à les réduire au silence. Dans ce contexte, Mme Holcová est désireuse de faire profiter de son expérience et de son expertise une nouvelle génération de journalistes, en leur donnant les moyens de poursuivre les sujets qu'il faudra raconter demain. C'est l'un de ses principaux objectifs au Centre tchèque, où la plupart de ses collègues à temps plein ont commencé comme stagiaires et ont acquis des compétences essentielles sur le tas.

"Mon plan est de transmettre des connaissances et de l'expérience aux jeunes, et de consolider et de me concentrer toujours plus sur mes collègues en République tchèque", explique-t-elle. "Je vois qu'ils sont super talentueux et qu'ils font un excellent travail. Nous devons [cultiver] davantage de talents."


Rejoignez les journalistes du monde entier qui participent à l'ICFJ Tribune to journalists 2021, ce 9 novembre, en ligne. 

David Maas est le directeur d'IJNet, le site web de l'ICFJ qui fournit les dernières informations sur l'innovation des médias mondiaux, les applications et outils d'information, et les opportunités professionnelles en huit langues. Il dirige une équipe de rédacteurs, de responsables éditoriaux et de traducteurs basés dans le monde entier.