Le journaliste d'investigation Roman Anin lève le voile sur la corruption en Russie

5 oct 2020 dans Journalisme d'investigation
Roman Anin

Apprendre à déchiffrer des bilans financiers, à coder et à collaborer : voilà comment révéler des affaires de corruption, de crimes internationaux et demander des comptes aux grands dirigeants de ce monde, en témoigne la carrière de Roman Anin, journaliste d'investigation en Russie.

M. Anin est le lauréat 2020 du prix Knight Trailblazer remis par l'ICFJ, qu'il a reçu suite au lancement de son nouveau projet média, IStories, abréviation d'Important Stories ou "Sujets importants". Cet homme de 33 ans expose la corruption dans son pays à travers ses reportages depuis plus de 10 ans. Dans cette Russie de Vladimir Poutine, où la corruption est si répandue que les citoyens y sont devenus insensibles, le poids de ces crimes peut être difficile à faire comprendre aux lecteurs.

"La corruption implique en général du blanchiment d'argent et des entreprises offshore, basées dans des paradis fiscaux", précise M. Anin. "Il faut expliquer tout ceci aux lecteurs, alors on essaye d'être le plus créatif possible et de simplifier les choses. Malgré tout, difficile de surprendre le public russe avec des histoires de corruption."

Apprendre à retranscrire ces histoires complexes n'était pas de tout repos pour M. Anin mais ce fut une grande opportunité pour lui. Il s'est formé seul à la comptabilité et à l'analyse financière afin de mieux comprendre comment identifier les activités de corruption.

"Il est crucial que chaque journaliste qui travaille sur la corruption ait des compétences en finance", assure-t-il. "Sans cela, impossible de corroborer ses informations ou trouver des sujets."

Novaya Gazeta, le journal dont cinq journalistes ont été assassinés 

Par ailleurs, la Russie est connue pour son hostilité envers les journalistes. M. Anin a travaillé pour la majeure partie de sa carrière au sein de l'équipe d'investigation du quotidien Novaya Gazeta, dont cinq journalistes ont été assassinés suite à des reportages depuis l'an 2000. "Il faut juste s'habituer à l'idée que ce métier est dangereux et vivre avec parce que sinon, on n'arrive plus à faire son travail", dit-il. "Nous, les journalistes d'investigation russes, nous avons choisi notre voie. Nous sommes adultes, nous avons conscience des risques."

M. Anin a ainsi enquêté sur le violoncelliste Sergey Roldugin, un ami proche de Vladimir Poutine et le parrain de la fille du président, sa plus grande enquête à date. Ce musicien de renom avait construit un large empire offshore à travers lequel il blanchissait des milliards de dollars.

L'enquête, publiée dans le cadre des Panama Papers, a donné lieu à d'autres enquêtes similaires sur le blanchiment d'argent à travers l'Europe. M. Poutine lui-même s'est exprimé suite à la publication du reportage, se félicite M. Anin. "Il a dit, je cite : 'On dirait que cette enquête a été écrite par un avocat et non un journaliste'. Personnellement, j'ai adoré. Cela veut dire que j'ai fait du boulot professionnel et qu'il ne pouvait discuter aucun des faits énoncés."

Avant de passer des heures à scruter au peigne fin des bilans financiers pour dénicher le dernier scoop, M. Anin était footballeur professionnel en Moldavie, un rêve coupé court quand sa famille a déménagé en Russie en quête d'une vie meilleure.

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"J'étais un peu déprimé et je me demandais ce que j'allais bien pouvoir faire. Un jour, j'étais affalé sur le canapé devant un match de foot à la télé et le commentateur était vraiment mauvais. Je me suis dit, 'Bon, ce gars ne connaît rien de mon sport préféré. Je pourrais mieux faire son boulot que lui", se souvient-il.

Apprentissage du code & nouveau projet

Il s'est donc inscrit à l'Université d'Etat de Moscou pour étudier le journalisme. C'est ainsi qu'il a été recruté par Novaya Gazeta en tant que journaliste sportif en 2006. Deux ans plus tard, la Russie déclare la guerre en Géorgie, et le quotidien, à court de reporters, envoie M. Anin pour couvrir le conflit. Son travail a été remarqué par les rédacteurs en chef et à son retour, il intégrait l'équipe d'investigation du journal.

Après 10 ans au sein de la rédaction, M. Anin accepte une bourse de journalisme Knight pour étudier un an à l'Université de Stanford en 2018. C'est là qu'il apprend le code, notamment Javascript et surtout Python, et que sa vision pour IStories prend forme.

Début 2020, après 14 ans au sein de Novaya Gazeta, il quitte le quotidien pour lancer son propre projet.

IStories est un média d'investigation collaboratif qui se sert du code pour enquêter plus efficacement. Par exemple, M. Anin a développé des applications à destination des rédactions qui visent à faciliter l'analyse des transactions effectuées par une entreprise et des échanges lors de commandes publiques. "Je vois que je suis vraiment plus efficace. Je passe beaucoup moins de temps sur les tâches répétitives qui sont nécessaires pour l'investigation", remarque-t-il.

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Au cœur de la mission d'IStories, on retrouve la coopération régionale et internationale avec d'autres médias. "On essaie de publier tous nos sujets en collaboration avec des médias régionaux, nationaux et internationaux", note M. Anin. IStories a ainsi participé aux FinCen Files, une enquête collaborative et multinationale sur les banques internationales et le blanchiment d'argent à grande échelle. Coordonné par l'International Consortium of Investigative Journalists, plus de 100 partenaires médias ont contribué à ce projet. A date, des papiers ont été publiés dans plus de 80 pays.

"Je pense que des projets comme les Panama Papers ou les Paradise Papers démontrent que l'union fait la véritable force du journalisme, et non la compétition", affirme M. Anin. "Je suis vraiment fier d'avoir fait partie de plusieurs investigations transfrontalières majeures durant ces 10 dernières années."

IStories a été lancé il y a cinq mois seulement, en même temps que le début de la crise du COVID-19. Le virus a obligé M. Anin et son équipe à changer de cap avant même d'avoir réellement lancé leur projet. Ils ont ainsi abandonné les enquêtes initialement prévues pour se concentrer sur la pandémie.

"Nous étions les premiers à dire que les respirateurs achetés par l'Etat russe étaient de mauvaise qualité et qu'ils avaient été vendus aux hôpitaux", souligne M. Anin. "L'enquête mettait en cause un groupe d'entreprises bidons et après la publication de notre étude, certaines de ces machines sont tout simplement tombées en panne, tuant au moins six personnes. L'Etat a dû alors annuler tous les contrats."

IStories va ainsi continuer à grandir en s'assurant de faire honneur au nom choisi par M. Anin : informer la population russe des sujets importants afin qu'ils puissent faire prendre leurs responsabilités à leurs dirigeants. Il veut également développer une plateforme pédagogique sur le site afin que ses confrères puissent se former aux techniques d'investigation nécessaires aujourd'hui.

"Mon conseil ? Apprenez à coder, à déchiffrer des données financières et soyez psychologues pour pouvoir obtenir tout ce dont vous avez besoin de la part de vos sources."


David Maas est le rédacteur en chef d'IJNet.

L'ICFJ a également récompensé la journaliste égyptienne Lina Attalah, co-fondatrice et rédactrice en chef de Mada Masr, lors de sa cérémonie 2020, Tribute to Journalists.