Le harcèlement politique menace le journalisme indépendant au Mexique

12 juil 2022 dans Liberté de la presse
Drapeau du Mexique

Depuis l'élection en 2018 du premier président mexicain autoproclamé de gauche, Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO), les journalistes continuent d'être confrontés au harcèlement des politiciens et des acteurs politiques.

Aujourd'hui, le journalisme mexicain court le même risque que sous les partis de droite, cette fois aux mains du Mouvement de régénération nationale (MORENA) et l'assaut public d'AMLO contre les journalistes critiques. Les tentatives de contrôle des médias grand public, mises en place au cours des 70 années de contrôle gouvernemental par le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) pour orienter le calendrier politique national, sont toujours d'actualité. En effet, la pratique de la cooptation des médias par les politiciens s'est maintenue à travers la transition du régime à parti unique jusqu'au gouvernement actuel.

Plus de vingt ans après la première transition réussie du pouvoir politique, l'intimidation et les tentatives de cooptation des médias restent un défi important pour la liberté des médias indépendants dans le pays.

Le journalisme sous AMLO

L'élection écrasante du président Obrador s'est faite sur un programme qui appelait à mettre fin à la corruption au Mexique. Pourtant, dès le début de son mandat, les relations d'AMLO avec les médias indépendants et critiques ont été tendues, le président demandant ouvertement aux journalistes de s'aligner sur son parti politique, MORENA, voire d'y adhérer.

Au cours de sa présidence, la frontière entre le journalisme indépendant et les journalistes cooptés est devenue de plus en plus floue. Les sources médiatiques et les journalistes qui critiquaient AMLO et MORENA ont été accusés d'être payés par ses adversaires politiques. Pendant ce temps, AMLO a encouragé ses partisans à se tourner vers les blogs, les vidéos et les réseaux sociaux, au lieu des organes d'actualité traditionnels. Ses millions de partisans ont consommé des contenus de médias alternatifs, reflétant ainsi la sensation nationale de méfiance envers les médias traditionnels.

"L'exécutif fédéral et d'autres membres du gouvernement ont injurié la presse, la qualifiant de ‘chayotera’, (’vendue’) et payée par les conservateurs ou les néolibéraux", déclare Pedro Cardenas, le coordinateur de l'équipe de protection et de défense pour le Mexique et l'Amérique centrale chez Articulo 19. "Le président accuse les médias d'être payés par l'opposition ou par d'autres pays. Il les désigne comme agresseurs directs, faisant fi du fait que les médias critiques existaient sous les présidents précédents."

Selon un rapport annuel d'Articulo 19 intitulé "Negacion", le président et d'autres membres de son gouvernement n'ont cessé de s'en prendre aux médias lors des conférences quotidiennes matinales, avec au moins 71 incidents enregistrés depuis l'élection d'AMLO.

Le résultat ? Le taux d'approbation d'AMLO reste élevé mais la confiance dans les médias mexicains s'érode rapidement.

Une longue histoire de co-optation

Les défis auxquels les journalistes mexicains sont confrontés aujourd'hui ne sont pas nouveaux. Après des décennies de régime à parti unique sous le PRI, la première transition pacifique du pouvoir politique dans l'histoire du Mexique a eu lieu en 2000, lorsque le Parti d'action nationale (PAN) de Vicente Fox a remporté l'élection présidentielle. Cette élection a permis au Mexique de devenir une véritable démocratie multipartite, mais elle n'a pas changé grand-chose à une histoire bien ancrée de cooptation de la sphère médiatique par le gouvernement.

Tout au long de son mandat, la présidence Fox a utilisé la cooptation des médias pour attaquer ses rivaux et appuyer les campagnes politiques du PAN. Les journalistes qui s'alignaient avec le gouvernement étaient appelés "Chayotero", ou "vendus". La cooptation des médias grand public et des journalistes s'est poursuivie sous le successeur de Fox, Felipe Calderón, qui a remporté une élection entachée d'accusations de fraude en 2012 contre AMLO.

Durant cette période, les journalistes qui ne s'alignaient pas avec le gouvernement ont été arrêtés. Par exemple, en 2013, le journaliste Jesus Lemus Barajas a été kidnappé par la police puis condamné à 20 ans de prison après avoir enquêté sur la collusion entre le gouvernement et le crime organisé, et a été accusé par le bureau du procureur de Michoacan, sans preuve de quelconque appartenance un cartel. Pendant ce temps, lors du bref retour au pouvoir du PRI sous la direction d'Enrique Peña Nieto, des millions ont été versés aux médias pour s’acheter une couverture favorable.

Malgré le changement de gouvernement, peu de choses ont changé pour les journalistes qui s'opposent au pouvoir au Mexique. Les tentatives du gouvernement de garantir une couverture positive et de dénigrer les reportages critiques ont atteint de nouveaux niveaux, non sans conséquences pour l'indépendance et la sécurité des journalistes.

Les conséquences pour le journalisme mexicain

Le développement des médias alternatifs, notamment par le biais de pages Facebook qui se définissent comme sources d'information, a favorisé l’émergence d’un certain nombre de citoyens qui rapportent les nouvelles sans rigueur journalistique, encourageant la diffusion de fausses informations et même de menaces directes.

Dans la ville frontalière de Tijuana, l'administrateur d'une page Facebook appelée "Tijuana en guerre," a utilisé le récit présidentiel des "chayoteros" pour attaquer les reporters professionnels. Lors de ses lives, les membres de la page commentaient les captures d'écran des journalistes avec des déclarations telles que "Je connais ce journaliste et je sais où il vit."

Selon Pedro Cardenas, les menaces de ce type sont le résultat direct de la rhétorique d'AMLO. "Ce discours génère un effet domino où l'environnement mexicain devient permissif à l'agression. En d'autres termes, ce n'est pas que le président crée directement la violence, mais son discours réaffirme que la presse, en tant qu'adversaire ou ennemi, est une cible", explique-t-il. Les conséquences se traduisent par une forme plus subtile de cooptation qui décourage tout reportage critique sur AMLO ou son gouvernement.

Autre exemple : Sonia de Anda, membre du collectif Yosisoyperiodista, qui milite pour la défense des journalistes au Mexique, a été cyberharcelée sur Facebook après le meurtre du photojournaliste Margarito Martinez en janvier. Peu avant son assassinat, Margarito Martinez avait été accusé par une personnalité des médias alternatifs, lors d'une retransmission en direct, d'être l'administrateur d'une page Facebook dénonçant des membres de cartels.

"Cette situation que le gouvernement mexicain a créée a ouvert la possibilité aux groupes du crime organisé de préparer les influenceurs à s'infiltrer dans la société. Que disent les influenceurs du journalisme ? Que nous sommes des vendus, que nous sommes des ‘chayoteros’ parce que nous ne publions pas les messages des cartels et parce que nous ne montrons pas le visage des criminels", raconte Mme de Anda. "Margarito est une victime de l'un d'entre eux.”

Adriana Amado, autrice du livre "Las Metáforas del Periodismo" (Les métaphores du journalisme), a déclaré lors du World Crisis Forum que la rhétorique du président mexicain ressemble à celle de l'ancien président américain Donald Trump, qui a également utilisé sa fonction pour interpeller les journalistes qu'il n'aimait pas.

"Cela ne touche pas seulement un journaliste, mais équivaut à un avertissement pour leurs collèges", explique Mme Amado. "C'est un message de représailles à l'égard de ceux qui parlent de sujets ou de personnes spécifiques, ce qui conduit à une 'autocensure', une forme plus subtile (de censure) que les attaques physiques contre les journalistes."

Pour les journalistes au Mexique, le grand défi reste de surmonter la tentative de cooptation des médias indépendants, que ce soit sous AMLO ou un autre gouvernement. Pour survivre à cet assaut du pouvoir, il faudra faire preuve d'encore plus de dévouement, de professionnalisme, de passion, de bravoure et d’honnêteté, valeurs qu'exige le journalisme.


Photo de Jorge Aguilar sur Unsplash.