Depuis le début de la crise sanitaire, le monde du journalisme est mis à rude épreuve. Entre l’information sur une actualité sans précédent émanant de toutes parts et l’absence de consensus entre les sources, les médias d’information ont tout un tri à faire.
En tant que témoins-clefs de l’histoire, les journalistes qui s’exposent au public ont plus que jamais besoin du soutien de leur employeur et d’outils qui pourront favoriser leur accès au terrain dans les meilleures conditions possibles.
Nous nous sommes adressés à Patrick White, professeur de journalisme à l’école des médias et responsable du programme de baccalauréat en journalisme à l’UQAM (Université du Québec à Montréal).
Au cours de sa riche carrière, M. White a été rédacteur en chef de plusieurs grands médias du Québec, dont Huffington Post Québec, qu’il a lui-même fondé, et journaliste pour l’agence Reuters et pour CTV News pendant une trentaine d’années.
Ainsi confronté aux deux réalités, tantôt comme employé, tantôt comme employeur, il nous aide à dégager sept façons de mieux soutenir les journalistes dans l’exercice de leur travail.
1. Faire front commun pour plus de transparence
Au Québec comme ailleurs dans le monde, à l’ère de la pandémie, on a souvent reproché aux journalistes de ne pas avoir été assez souvent sur le terrain, vu les contraintes et limitations engendrées par le contexte sanitaire. Pour M. White, il va de soi que le reportage de terrain est essentiel, et qu’il faut demander plus de transparence et d’accès aux milieux critiques.
"Il est normal que les salles de nouvelles soient en fonction 24h/24, de faire des reportages après 20 h le soir, pour montrer au public comment ça fonctionne à l’extérieur, ou pendant le couvre-feu. Je pense qu’il faudrait qu’il y ait davantage de transparence dans les établissements hospitaliers et d’hébergement pour aînés. Ils ont souvent recours à des firmes de communication externes. Mais plus il y aura de transparence, mieux on pourra vulgariser et illustrer ce qui se passe pour le public. Car sans image, c’est plus difficile de cerner la situation."
Ainsi, encourager les journalistes à insister auprès des diverses instances qui leur résistent, et ne pas céder aux pressions politiques, même lorsque cela peut paraître être dans l’intérêt de son journal, serait un bon moyen de lutter contre l’opacité et la rétention d’information.
2. Respecter la base volontaire
M. White rappelle aussi qu’il est important de respecter les limites de ses journalistes. "Aller faire du reportage en zone critique doit pouvoir se faire sur une base volontaire. C’est comme pour les correspondants de guerre. En général, un rédacteur en chef pourra privilégier le choix de journalistes qui aiment et veulent faire du terrain pour les dossiers qui le nécessitent, et les autres pourront très bien faire leur travail de chez eux, en ayant recours aux enregistrements téléphoniques ou par téléconférence. Ça dépend aussi du type de journalisme dont il s’agit. Le plus important demeure le respect des règles sanitaires, et de ne pas mettre en péril la santé de ses employés. C’est primordial pour tout média."
3. Faire confiance et favoriser le télétravail
Bien que le journalisme de terrain soit très important, et le fait que plusieurs employeurs résistent à l’intégration du télétravail, il faudrait plutôt embrasser la technologie qui permet de faire du journalisme de qualité, même à distance et dans le respect des règles sanitaires.
[Lire aussi : Etre journaliste, gérer le stress et la surcharge numérique]
"On est capables de mener des entrevues très musclées grâce à la technologie. Il y a plein de possibilités : on peut enregistrer nos entrevues, faire du croisement de données. Le journalisme de données est très populaire en ce moment, tout comme le journalisme de solutions et celui d’enquête. L’intelligence artificielle, qui peut aussi aider grandement les journalistes, est à explorer pour creuser des données et trouver des anomalies. Tous ces outils mis ensemble sont ce qui permet de faire du bon journalisme."
4. Le kit à avoir
En plus de l’équipement de protection sanitaire tel que le masque N95 que l’on peut fournir, on peut encourager ses journalistes à se procurer une carte de presse et même en payer les frais pour ses employés.
[Lire aussi : Protégez les indépendants avec des protocoles sanitaires]
Au Québec, plusieurs institutions peuvent en émettre : la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), et l’Association des médias écrits communautaires du Québec (AMECQ).
En France, on parlera plutôt de la Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels (CCIJP). "Ça demeure un outil d’identification très pratique lors de manifestations, de conférences de presse, puisqu’on y exige de plus en plus de présenter sa carte de presse ou sa carte d’affaires. C’est d’autant plus important en contexte de COVID-19 pour se faire reconnaître en tant que journalistes professionnels", amène Patrick White.
Il conseille également aux employeurs de remettre une lettre d’attestation à leurs journalistes. "J’ai une lettre de mon employeur qui me servira si je suis appelé à commenter l’actualité au téléjournal, à LCN ou à TVA Nouvelles après 20 h. Je l’ai toujours avec moi."
Quant au besoin de se déplacer en automobile aux heures du couvre-feu, il apparaît également ingénieux de doter ses journalistes de lettrage, à l’effigie du journal régional ou national, pour habiller leur véhicule et rendre l’identification plus facile pour les patrouilleurs du service de police.
5. Une frontière hermétique
Selon M. White, il faut une séparation claire et totale entre la rédaction et les services de vente. S’il y a des initiatives de contenus de marques, dit "commandités" au Québec ou "sponsorisés" en France, que l’on appelle aussi des "publireportages", il faut toujours que ces contrats soient confiés à des pigistes à l’externe, pour qu’il n’y ait pas de zone grise comme on a pu en voir avec le service Tandem du diffuseur Radio-Canada, dont les balises ont dû être précisées. "Il en va de la préservation de l’intégrité du contenu journalistique."
On adoptera aussi une stylistique d’édition différente pour le publireportage, comme une police d’écriture distincte du reste du journal, par exemple, évitant ainsi toute forme de confusion.
6. Lutter contre l’intimidation
Quant au cyber-harcèlement et aux menaces qui ciblent parfois les journalistes à la suite de remarques ou d’articles qui déplaisent, "il faut prendre cela très au sérieux. Les journalistes sont des témoins de l’histoire, de la réalité. Il faut rappeler qu’ils font uniquement leur travail. Si une erreur est commise, le journal publie un billet correctif, mais il faut éviter que cela prenne d’autres proportions. Parfois, bloquer un intimidateur sur les médias sociaux ne suffit pas. Il faut davantage de sensibilisation dans les salles de nouvelles, de formations sur la cybersécurité. C’est d’autant plus important pour les journalistes controversés, tels que les chroniqueurs."
7. Une éthique irréprochable
Finalement, il serait avisé d’encourager ses journalistes à se référer régulièrement aux codes d’éthique des institutions médiatiques, et à s’en remémorer les grands principes, tels que l’importance de refuser des cadeaux et de ne pas envoyer ses questions à l’avance à ses interlocuteurs, ce qui permettra d’assurer à la fois les arrières des journalistes et celles du journal.
Chloé-Anne Touma est actuellement journaliste aux affaires municipales sur la Rive-Sud de Montréal.
Elle a commencé comme journaliste culturelle et critique musicale pour le média anglophone Montreal Rampage, avant d'être éditrice pour les sites de nouvelles de Microsoft pour le Québec, la France et la Belgique.
Photo 1 : Sous licence CC, Engin Akyurt via Unsplash
Photo 2 : Patrick White (crédit : UQAM)