Les avantages et risques de la publicité native

par James Breiner
16 févr 2021 dans Pérennité des médias
Publicités à Times Square

Dans mon dernier article de blog (en anglais), j'expliquais pourquoi les médias indépendants devraient embaucher un responsable commercial. Cela peut leur permettre de ne plus perdre leurs revenus publicitaires au profit des acteurs de la tech. Cela donne également un cadre aux relations avec les annonceurs.

Bien que les éditeurs vendent des espaces publicitaires conventionnels comme les plateformes, de nombreux sites d'information de qualité proposent quelque chose de différent : la publicité native. Dans cet article, je vais donc vous expliquer pourquoi cette pratique est si différente, comment concilier mission et monétisation, et les risques qu'elle comporte.

De l'information d'un autre genre

La publicité native, également appelée contenu sponsorisé, publicité intégrée ou publireportage, mélange les caractéristiques du contenu éditorial et de la publicité. Elle est devenue une source de revenus importante pour de nombreux sites d'information indépendants. Comme le décrit le Tow Center dans son Guide to Native Advertising :

“La publicité native ressemble à un article d'information classique. Ses contenus sont créés par des rédacteurs au sein des médias d'actualité dans le but de diffuser des messages commerciaux dans un autre format que celui des publicités traditionnelles qui poussent des produits ouvertement... Cette pratique s'appuie sur la légitimité d'une rédaction pour démultiplier la valeur de l'annonce créée pour les clients”-

- The Tow Center, The Guide to Native Advertising

Dans certains cas, le contenu sponsorisé s'apparente à du journalisme de qualité ; parfois, il est grossièrement commercial, ce qui peut nuire à la crédibilité de la publication. Nous y reviendrons plus tard.

Voici un exemple tiré du New York Times, qui fait partie des contenus les plus qualitatifs.

This article about women prison inmates is sponsored by Netflix.
                       Cet article au sujet des femmes dans le système carcéral est sponsorisé par Netflix.

 

Netflix a payé le New York Times pour publier cet article sur les femmes détenues afin de promouvoir sa série de fiction sur la vie en prison. L'article a tout d'un reportage de fond que vous pourriez voir dans le journal, mais il n'a pas été produit par la rédaction du New York Times.

Un clic sur la mention "paid post" indique au lecteur que le contenu a été réalisé par l'agence de publicité interne du journal, T Brand Studio. Les seuls autres indices que cet article est en réalité un message publicitaire sont la petite annonce de la série Netflix à gauche du titre et une grande annonce horizontale annonçant la saison 2 de la série à la fin de l'article de 30 paragraphes.

[Lire aussi : Editeurs, inspirez-vous des sites de e-commerce]

 

Le NYT a éliminé l'un des intermédiaires de l'ancien modèle publicitaire en créant lui-même le contenu pour le client. Ce travail était auparavant effectué par des agences de publicité, créant ainsi une nouvelle source de revenus pour l'éditeur.

Mélanger publicité, e-commerce et engagement social

A beauty products company reminds you to check the expiration date on makeup.
Une entreprise de cosmétiques vous rappelle de vérifier la date de péremption
de vos produits de maquillage.

 

TheSkimm, une newsletter au ton familier diffusée à 7 millions de jeunes professionnelles, a opté pour un autre format de publicité native.

TheSkimm n'affiche aucune publicité programmatique par le biais de plateformes technologiques ou d'échanges de publicités. Elle peut ainsi garantir à ses sponsors que leur message n'apparaîtra pas à côté de contenus racistes, sexistes ou autres contenus répréhensibles, nuisibles à l'image de marque.

Comme le New York Times, TheSkimm dispose de sa propre agence de publicité interne afin de créer du contenu pour les annonceurs. Trois de ces annonceurs ont ainsi sponsorisé une rubrique spéciale d'articles sur l'adoption de bonnes habitudes liées à la santé et à la productivité pour la nouvelle année.

TheSkimm fait également la promotion de produits d'e-commerce alignés avec les valeurs de ses lectrices. La newsletter encourage la vente de produits respectueux de l'environnement afin de récupérer une partie du chiffre généré par les ventes. Elle vend également des vêtements avec des slogans prônant la justice sociale, mais assure que tous les bénéfices seront versés au NAACP Legal Defense Fund.

La publicité intégrée, une nouvelle priorité

L'un des avantages de la publicité native pour les médias indépendants est qu'elle redonne le contrôle aux éditeurs. Ils vendent les annonces qui apparaissent sur leurs sites et gardent tous les revenus. Ils ne dépendent plus de tiers comme Google, Facebook ou d'échanges d'annonces par algorithme pour diffuser les annonces.

Une étude de l'Institut Reuters a révélé que 15 éditeurs en Espagne, en France et au Royaume-Uni utilisaient avec succès la publicité intégrée comme source de revenus alternative.

Une autre enquête de Reuters auprès de 200 dirigeants de médias de 29 pays a révélé que 75 % d'entre eux considéraient la publicité native comme l'une de leurs principales priorités en matière de revenus pour 2019. Seuls les abonnements et la publicité traditionnelle étaient mieux classés.

Les sites d'information locaux qui mettent l'accent sur le service public sont bien placés pour tirer profit de la vente de publicité aux petites entreprises de leur zone géographique. Ce type d'entreprises se considèrent souvent comme faisant partie du tissu social et s'identifie à la mission de service public d'un média.

Les risques de la publicité native

Le Guide to Native Advertising mentionné plus haut donne de nombreux détails sur les risques associés à cette pratique. Parmi eux : l'éthique douteuse qui consiste à faire passer des textes publicitaires pour de l'actualité ou à faire rédiger à la fois des articles de presse et des textes publicitaires par des journalistes, le manque de personnel qualifié au sein des médias pour remplir les fonctions d'agence de publicité, le pouvoir du client à faire pression pour déroger aux pratiques déontologiques et l'absence de réglementation adéquate sur la "vérité en publicité".

Le rapport Digital News Report 2015 de l'Institut Reuters a constaté que 33 % des internautes au Royaume-Uni et 43 % aux États-Unis se sont sentis "déçus ou trompés" après avoir lu un article lorsqu'ils ont découvert par la suite qu'il était sponsorisé par une marque ou une entreprise. Selon le rapport, cela peut nuire à la crédibilité du média.

Je reconnais que tous les risques identifiés par le Tow Center et l'Institut Reuters sont réels et doivent être pris au sérieux. Toutefois, le rapport de Reuters indique également que les lecteurs acceptent mieux les contenus sponsorisés s'ils sont clairement étiquetés.

[Lire aussi : Comment concilier travail de communication et journalisme ?]

 

En d'autres termes, les lecteurs veulent de la transparence et une honnêteté complète. J'ai eu à traiter ces questions pendant deux décennies dans mon travail en tant que reporter et responsable éditorial. Elles ne sont pas insurmontables. Il suffit d'avoir quelques principes directeurs concernant la formation du personnel et la transparence :

  • Votre personnel commercial doit respecter les règles concernant ce que les annonceurs sont autorisés à savoir. "Nous publions un rapport spécial sur les banques" est acceptable, mais pas "si vous achetez une publicité dans notre rapport spécial sur les banques, nous écrirons un article sur vous."
  • Vous devez appliquer des règles strictes en matière de graphisme et de signalisation de publicités ou de contenu sponsorisé.
  • La typographie des titres et du corps de texte doit être sensiblement différente du contenu rédactionnel, signalant au lecteur qu'il ne s'agit pas d'actualité.
  • Les étiquettes "publirédactionnel", "publireportage", "contenu sponsorisé" ou "parrainé par" doivent être bien visibles. Et, comme cela a été fait avec l'utilisation par le New York Times du label "paid post", il doit y avoir une explication de ce que cela signifie.
  • Il faut être prêt à renoncer à certains annonceurs et sponsors. Certains d'entre eux ont été conditionnés par des éditeurs peu scrupuleux à croire que l'achat d'une publicité ou d'un contenu sponsorisé leur donnait le droit de dicter la couverture de l'actualité. Notre journal a perdu des annonceurs à cause de cela.

 

Pour être honnête, certaines des critiques éthiques semblent excessives. Les actualités et la publicité ont toujours été mélangées. Pendant des décennies, les rubriques Voyages des médias traditionnels ont été soutenues par les annonces des compagnies aériennes, des stations balnéaires, des compagnies de croisière et des agences de voyage, dont certaines pouvaient être mentionnées dans les articles. Il en va de même pour les reportages culturels sur les expositions d'art, les films, le théâtre, l'opéra, les livres, etc. Idem pour les rubriques sur les maisons de luxe. Ou les rubriques Mode. Et les rubriques Automobiles. La nuance avec la publicité intégrée est fine.

Pourquoi cela m'inquiète

Il y a environ un an, un dimanche qui restera dans les annales, la Une du plus prestigieux quotidien espagnol était entièrement consacrée à des articles et des photos de la Ford Focus. On aurait dit une publicité. Et, c'était bien une publicité ! Elle était étiquetée comme telle, "publicidad", en petits caractères.

El Pais était-il en si grande difficulté financière qu'il était prêt à prostituer sa première page à Ford ? De toute évidence, oui. Et il n'est pas le seul. D'autres quotidiens prestigieux y ont également succombé.

El Pais features a photo of a Ford vehicle on the front page as an ad

Il ne faut jamais baisser la garde. Etablir sa légitimité est un travail de longue haleine. La détruire peut être instantané.


Ce billet a initialement été publié sur le blog de James Breiner. Il a été reproduit sur IJNet avec son accord.

James Breiner est un ancien lauréat ICFJ Knight. Il a lancé et dirigé le Center for Digital Journalism  de l'Université de Guadalajara. Lisez ses sites : News Entrepreneurs and Periodismo Emprendedor en Iberoamérica.*

Image principale sous licence CC par Unsplash via Nicolai Berntsen.