Les journalistes observent régulièrement des événements, recueillent des informations et s'entretiennent avec leurs sources dans le cadre de leur travail. Et si, sans nuire à leur travail, ils pouvaient aussi conserver les preuves essentielles recueillies dans le cadre de leurs reportages afin qu'elles soient recevables dans le cadre de procédures judiciaires ? Cela peut être particulièrement important dans les zones de conflit et de crise où des crimes internationaux sont commis, comme l'invasion de l'Ukraine par la Russie et du conflit interne au Myanmar.
Un nouveau guide du Centre for Law and Democracy propose des mesures pratiques que les journalistes peuvent prendre pour s'assurer que les informations qu'ils recueillent sur les crimes internationaux pourront être considérées comme des preuves aux yeux de la loi, aidant ainsi les tribunaux à établir quels crimes ont été commis, comment et par qui.
"Vous ne pouvez pas traiter ces informations comme vous le feriez pour un reportage, car les tribunaux ont des règles très particulières en matière de preuves", explique Toby Mendel, directeur exécutif du centre.
Le guide oriente ses recommandations sur trois "crimes internationaux graves" tels que définis par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Il n'est pas essentiel que les journalistes deviennent experts de ces types de crimes, mais plutôt qu'ils comprennent ce qui les définit :
- Le génocide est défini comme "l'un quelconque des actes ci-après commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel". Il peut s'agir de massacrer des membres du groupe, de leur infliger des atteintes graves à leur intégrité physique ou mentale, d'empêcher les naissances au sein du groupe, et d'autres actions entreprises dans l'intention systémique de détruire le groupe.
- Les crimes contre l'humanité, ou "l'un quelconque des actes ci-après lorsqu'il est commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile" comprennent le meurtre, la torture, le viol, la réduction en esclavage, etc. Dans certains cas, le discours de haine peut également être considéré comme un crime contre l'humanité s'il appelle à des crimes contre des civils.
- Les crimes de guerre sont des violations "sérieuses" ou "graves" des Conventions de Genève et du droit des conflits armés, tant entre États que dans les conflits internes. Il peut s'agir de meurtres, de tortures et de viols, d'attaques contre des bâtiments religieux ou éducatifs, de l'utilisation de formes de guerre interdites telles que les armes chimiques et de l'utilisation de civils comme boucliers.
Les preuves de ces trois catégories sont évaluées par les tribunaux en fonction de leur pertinence par rapport aux crimes potentiellement commis, de la fiabilité avec laquelle elles démontrent ces crimes et de leur "absence d'effet préjudiciable". Pour éviter que les preuves soient exclues en raison de ce dernier élément, le guide recommande de compiler les preuves sous plusieurs formats différents lorsque cela est possible.
Le guide conseille également de collecter autant de métadonnées que possible autour des éléments recueillis. Les informations relatives à la date, à l'heure et au lieu qui accompagnent vos photographies, vos enregistrements vidéo et audio permettent de vérifier leur authenticité auprès des tribunaux. Il est également utile de capturer des images qui corroborent vos récits telles que des horloges ou des plaques de rue, ainsi que des comptes rendus écrits et signés fournissant plus de contexte et de détails sur les informations recueillies.
Lorsque vous interrogez des victimes et des témoins, veillez à obtenir un "consentement éclairé", idéalement par le biais d'un formulaire signé ou d'un enregistrement audio ou vidéo. "Normalement, cela signifie que la personne comprend qui vous êtes, où l'interview sera diffusée/utilisée et qui la verra, ainsi que tous les risques potentiels associés à l'interview", indique le guide. Plus le sujet est crédible, mieux c'est ; les témoignages anonymes ne sont pas recevables devant les tribunaux. Au cours de vos entretiens, ne posez pas de questions directives, qui risquent d'être jugées irrecevables par les tribunaux.
Étant donné la sensibilité accrue de la documentation des preuves relatives aux crimes internationaux, les journalistes doivent prendre des précautions supplémentaires pour protéger les données physiques et numériques qu'ils ont recueillies. "Les risques pour la sécurité peuvent être particulièrement élevés lorsque le gouvernement au pouvoir est soit complice des crimes, soit a un intérêt structurel à les dissimuler", note la ressource.
Stocker les informations dans un format crypté, supprimer ou cacher les informations stockées sur vos appareils, verrouiller, anonymiser ou dissimuler l'identité de vos sources, sont autant de bonnes premières étapes pour protéger ces informations. L'application eyeWitness, qui supprime automatiquement de votre téléphone les informations téléchargées vers leur serveur, est également précieuse, d'autant plus qu'eyeWitness est camouflé sur l'écran d'accueil et donc moins susceptible d'être découvert par les services de sécurité.
Même si ces pratiques se développent chez les reporters, M. Mendel insiste que ces conseils sont destinés à renforcer les reportages essentiels que les journalistes effectuent déjà dans les zones de conflit, et non à les détourner de leurs tâches principales. "Notre objectif n'est pas de détourner les journalistes de leur cœur de métier de collecte et de transmission des informations, mais de tirer parti de ce qu'ils observent lorsqu'ils se trouvent dans ces endroits et de contribuer à cet effort mondial très important", explique-t-il. "Même s'il ne s'agit pas d'une activité de reportage, c'est une activité de collecte de données qui s'inscrit donc dans le cadre général du travail que font les journalistes en tant que professionnels de l'information."
Les journalistes ne doivent pas non plus permettre que l'une de ces recommandations compromette leur éthique. Par exemple, si vous pouvez compter sur des sources d'information confidentielles pour vous aider dans votre travail, l'utilisation de ces informations devant un tribunal peut exiger de divulguer leurs identités. Dans ces cas, le guide vous invite à donner la priorité au journalisme : "Lorsqu'ils sont confrontés à un choix entre la protection d'une source confidentielle et le soutien à une enquête pénale internationale, les journalistes devraient presque invariablement opter pour la première solution, notamment pour protéger l'intégrité éditoriale du travail journalistique."
M. Mendel espère que les journalistes retireront du guide la capacité à reconnaître ce qu'est un crime international (tout ce qui est malveillant ne peut être qualifié comme tel) et à intégrer les étapes pratiques qui y sont présentées pour vérifier les informations afin qu'elles puissent passer devant un tribunal.
"Traduire les auteurs en justice fait partie des moyens de réduire le niveau de la criminalité internationale", dit-il. "Comme pour tout crime, poursuivre les gens en justice est un élément important de la baisse du niveau de criminalité dans la société."
Le Guide est aujourd’hui disponible en anglais, en russe et en birman. Une traduction ukrainienne est en cours.
Photo de Magdalena sur Unsplash.