Sauver le journalisme : les mesures qui fonctionnent à travers le monde

3 févr 2022 dans Pérennité des médias
Une pile de journaux

Deux ans après le début de la pandémie de COVID-19, les médias, grands et petits, continuent de faire face à des défis importants : revenus incertains, changements d’habitudes de consommation des lecteurs et répression éhontée des gouvernements. Alors que la pandémie perdure, les effets des aides d'urgence et des mesures visant à favoriser la pérennité économique des médias, qu'ils soient fructueux ou non, ont commencé à se faire sentir dans le secteur du journalisme à l'échelle mondiale.

Dans un nouveau rapport publié par la fondation allemande Konrad Adenauer, "Saving Journalism 2: Global Strategies and a Look at Investigative Journalism", nous nous sommes penchés sur les mesures qui ont porté leurs fruits et sur les besoins ou les obstacles qui subsistent. Le rapport s'appuie sur des recherches de 2021 qui ont analysé le déploiement initial de nombreuses initiatives de soutien au journalisme, de la philanthropie aux nouveaux modèles économiques en passant par les taxes pour les plateformes technologiques et les subventions publiques.

Voici quelques éléments à retenir et les commentaires des experts du secteur interrogés pour le rapport.

Demander aux acteurs de la Big Tech de rémunérer les médias : le cas de l’Australie

En février 2021, l'Australie a adopté le News Media Bargaining Code, qui oblige les entreprises technologiques, en particulier Meta, la société mère de Facebook, et Google, à payer les médias pour les contenus d'information publiés sur leurs plateformes. Bien que les accords officiels aient été tenus secrets, Rod Sims, président de la Commission australienne de la concurrence et de la consommation, a estimé que les médias australiens ont reçu au moins 200 millions de dollars australiens.

Malgré le lobbying considérable et les menaces des deux géants de la technologie de quitter le pays, le chef-économiste de l'Australia Institute, Richard Denniss, a déclaré que le News Media Bargaining Code a fonctionné. "Google et Facebook n'ont pas quitté l'Australie comme ils avaient menacé de le faire. Beaucoup d'argent a été échangé et beaucoup d'emplois de journalistes ont été annoncés. Cela prouve que le ciel ne leur est pas tombé sur la tête."

Le Code n'a toutefois pas profité à tous les organes de presse de la même manière, remarque M. Denniss. "Il n'y a absolument rien d'égalitaire dans le Code. Google et Facebook ont été contraints de négocier, et les plus gros médias reçoivent beaucoup plus d'argent que les plus petits."

Cet écart reflète une tension persistante entre les grands médias établis et les organisations plus petites et plus spécialisées. Si le financement du journalisme a augmenté ces dernières années, les entreprises plus grandes et traditionnelles ont souvent bénéficié davantage de ces nouveaux programmes ou politiques. L'un des principaux défis à relever pour concevoir des politiques publiques efficaces est de répondre aux besoins très variés, et parfois contradictoires, des grands médias et des médias locaux plus petits.

Au-delà de l'Australie, la menace de nouvelles mesures juridiques a poussé Facebook et Google à engager des fonds supplémentaires en faveur du journalisme dans les pays qui cherchent à adopter leur propre version du code australien. En France, Google a accepté de verser plus de 76 millions de dollars US à 121 éditeurs de presse français sur trois ans, en plus d'une amende de 593 millions de dollars US pour ne pas avoir négocié de bonne foi avec les éditeurs de presse. Au Canada, Meta a annoncé un investissement de 8 millions de dollars canadiens sur trois ans pour soutenir le journalisme dans le pays, ainsi qu'un partenariat avec 18 organes de presse dans le cadre d'une initiative visant à "contribuer à la pérennité à long terme du journalisme au Canada".

Reconnaissant que ces paiements de Meta et de Google étaient préférables à l'absence totale de rémunérations, les experts interrogés ont affirmé qu'une taxe pour les acteurs de la Big Tech serait une approche plus efficace que le code australien, qui présente des lacunes. D'autres taxes sur ces entreprises, ou sur la publicité en ligne, dont une partie des revenus serait affectée au soutien d'un journalisme civique et de qualité, offriraient plus de transparence et une surveillance indépendante de ces fonds, déclarent-ils. "Une taxe sur Google et Facebook aurait été préférable, mais le gouvernement conservateur ne taxera pas Google et Facebook", affirme M. Denniss. "Nous avions une occasion unique de leur forcer la main au niveau mondial".

Au lieu de taxes gouvernementales, Andrew Jaspan de The Conversation a proposé "un accord volontaire avec Google et Facebook pour payer une ‘taxe’ à un fonds indépendant", qui permettrait de remédier aux défaillances du marché telles que la couverture des actualités rurales ou régionales, les tribunaux, la police, les gouvernements locaux et les reportages spécialisés sur des sujets comme la science, la santé et l'environnement.

Les avantages fiscaux et autres mesures gouvernementales : les cas de la France et de l’Indonésie

En France, le gouvernement a adopté un crédit d'impôt unique en juillet 2020 pour les nouveaux abonnés afin de soutenir le secteur des médias en déclin grâce à des revenus supplémentaires. Toutefois, ce crédit n'est entré en vigueur qu'en mai 2021, soit près de 10 mois plus tard. Il est venu compléter un ensemble plus large de mesures d'urgence, d'efforts économiques transversaux et d'un plan de relance d’un montant de 483 millions d'euros.

Si ces mesures ont effectivement contribué à soutenir la presse en difficulté, un rapport du Sénat français a appelé à un changement de philosophie dans le secteur afin de s'adapter à l'évolution des habitudes des lecteurs et de réduire la dépendance persistante à l'égard des financements publics, qui constitue un risque pour l'indépendance des médias. Avant le plan de relance, l'aide publique aux acteurs de la presse représentait déjà plus de 20 % des revenus du secteur, soit une augmentation de six points au cours des 10 dernières années. Comme le souligne le rapport, un changement majeur est nécessaire pour éviter que l'aide publique au secteur de l'information ne devienne une source de revenus de plus en plus vitale qui masque des problèmes structurels plus profonds tels que le déclin de la circulation et une importance excessive accordée à la presse papier au détriment du numérique.

En Indonésie, comme l'a rapporté mon collègue Matthew Reysio-Cruz, le gouvernement a annoncé un plan de relance du journalisme en juillet 2020 avec des crédits d'impôt et des subventions directes. Ces mesures ont permis de supprimer la taxe sur la valeur ajoutée pour la presse écrite, de suspendre les frais d'électricité pour les médias, de réduire de 50 % l'impôt sur les sociétés et d'exempter d’impôt sur le revenu les employés gagnant jusqu'à 200 millions de roupies (14 000 dollars US) par an. En outre, le gouvernement a subventionné les médias par des paiements directs, sous réserve de la publication mensuelle d'un nombre donné d'articles sur le COVID-19, notamment sur la distanciation sociale, le lavage des mains et le port de masques.

Ces mesures étaient controversées. Si certains leur attribuent le mérite d'avoir sauvé le journalisme durant la pandémie, d'autres s'opposent à l'influence directe du gouvernement sur les sujets couverts. M. Taufiqurrahman, rédacteur en chef du The Jakarta Post, le plus grand quotidien de langue anglaise d'Indonésie, estime que l'injection d'argent en échange de contenu était utile pour le média. "Sur le plan organisationnel, cela nous a aidés à surmonter la pandémie", indique-t-il.

En revanche, du point de vue d'Abdul Manan, ancien président de l'Alliance des journalistes indépendants, les subventions gouvernementales n'étaient "pas bonnes" pour le secteur de la presse. "Le gouvernement et les médias sont deux entités différentes avec des rôles différents. Il est très important de maintenir une séparation claire", explique-t-il.

Autres apprentissages-clefs

Priorité à la liberté de la presse

Si l’augmentation du financement des médias est nécessaire, il ne suffit pas à lui seul pour soutenir un journalisme indépendant et de qualité. La dimension la plus importante d'un écosystème médiatique prospère doit être le respect de la liberté d'expression. "Sans respect des droits fondamentaux et de la liberté des médias, aucun financement ni aucune attention portée à l'avenir ne pourront garantir un journalisme véritablement indépendant", explique un récent rapport du Forum sur l'information et la démocratie.

Les soutiens publics et politiques, une nécessité du passage à l’échelle

De gros investissements sont nécessaires pour développer toute entreprise ; le journalisme n'échappe pas à cette règle. Il n'est pas facile de mettre en place des programmes publics efficaces. Il faut qu’une partie suffisante du grand public reconnaisse la nécessité du journalisme en tant que bien public. Aux États-Unis, le New Jersey a réuni un groupe d'universités publiques et de fondations pour créer le Civic Information Consortium, la première alliance de ce type dans le pays, afin de consacrer des fonds publics à la lutte contre les déserts d'information et la désinformation dans l'État. Après avoir accordé 500 000 dollars US de subventions en 2021, le consortium augmentera sa dotation en 2022.

Transformer le journalisme de fond en comble

Pour Angelica Das, directrice associée du Democracy Fund, il est essentiel d'instaurer la confiance et de fournir aux lecteurs les informations dont ils ont réellement besoin. "Il n'y a pas un seul outil ou une seule méthode pour sauver ou transformer le journalisme, mais plutôt un besoin de changer de point de vue et de regarder à partir de la base", dit-elle. "Gagnez-vous la confiance de vos lecteurs ? Êtes-vous inclusif ? Êtes-vous pertinent culturellement ? Répondez-vous aux besoins d'information de base ? Si vous ne répondez pas aux besoins fondamentaux de la vie quotidienne, alors vous ne pouvez pas construire une audience ou générer des revenus pour du contenu d’actualité."


Photo de Thomas Charters sur Unsplash.