Les journalistes biélorusses continuent leur travail en exil

7 déc 2021 dans Sécurité physique et numérique
Un homme avec une valise, un avion au loin

Le journalisme indépendant est de plus en plus attaqué en Biélorussie, le pays étant devenu un fief régional de la répression des médias. Dernièrement, pas moins de six médias ont fermé pour assurer la sécurité de leur personnel. Certains travailleurs des médias ont fui le pays.

Parmi ceux qui sont partis figurent les employés du plus grand média du pays, TUT.BY. Le site a fermé ses portes en mai, après que des représentants du gouvernement ont effectué une descente dans les bureaux de la rédaction et au domicile de certains employés. Quinze membres du personnel ont été arrêtés sur la base d'accusations criminelles et sont actuellement détenus en prison.

Le site TUT.BY a été bloqué et le gouvernement a déclaré comme extrémiste plus de 20 ans de reportages publiés par le journal. Sous peine de sanctions administratives et pénales, leurs reportages ne peuvent plus être diffusés ou réimprimés en Biélorussie, les logos de la publication ne peuvent pas être utilisés et le nom TUT.BY ne peut pas être mentionné.

Après le blocage du site, les journalistes de la rédaction ont commencé à publier leurs reportages sur Telegram. Début juillet, certains de ces journalistes ont lancé un nouveau projet, appelé Zerkalo.io. Désormais enregistré en Ukraine mais toujours destiné à un public biélorusse, Zerkalo peut être considéré comme le successeur de TUT.BY.

"Je considère que notre cas [de relocalisation] est remarquable, mais il n'est en aucun cas positif", a déclaré Alexandra Pushkina, responsable des relations publiques de Zerkalo. Environ 30 membres de l'équipe de 260 personnes de TUT.BY travaillent désormais pour Zerkalo, a-t-elle expliqué. Ils sont répartis dans cinq pays.

Les employés qui ont quitté le pays sont sains et saufs, ce qui est d'autant plus significatif que le gouvernement biélorusse a engagé une deuxième procédure pénale contre les employés de TUT.BY au début du mois d'octobre.

"Je me sens coupable pour chaque jour que mes collègues passent en prison. J'échangerais volontiers ma place avec eux", affirme Mme Pushkina. "Mais je dirige le plus grand média du pays, et je suis chargée de le maintenir en vie." Elle ajoute que l'objectif actuel de la rédaction est de "faire comprendre que [le gouvernement] ne peut pas simplement appuyer sur un bouton et mettre fin au flux d'informations."

[Les journalistes menacés et réprimés en Biélorussie]

 

Zerkalo a été lancé deux mois après les raids gouvernementaux sur TUT.BY. Après avoir décidé de lancer le nouveau site, l'équipe de Zerkalo en a discuté avec les propriétaires de TUT.BY, a enregistré le nouveau site dans un autre pays (l'Ukraine), a acheté le nom de domaine, puis a conçu et lancé le nouveau site, raconte Mme Pushkina. Pour les journalistes qui se trouvent dans des situations similaires, elle recommande de prendre des dispositions de relocalisation à l'avance : acheter un nom de domaine, faire une copie de votre contenu existant et le sauvegarder dans un autre pays.

Moins d'une heure après le lancement de Zerkalo, les autorités biélorusses en ont bloqué l'accès. Un mois plus tard, le tribunal a jugé que le contenu du site était extrémiste. "Aujourd'hui, notre chiffre quotidien moyen est de 200 000 vues. Selon les données Google Analytics de septembre, le site compte 2,9 millions de visiteurs mensuels", indique Mme Pushkina, notant que les chiffres sont en augmentation. "Aujourd'hui, nous, Zerkalo, sommes à nouveau le plus grand média politique. Nous sommes même devant les médias d'État", souligne Mme Pushkina. Toutefois, ces chiffres sont bien inférieurs à ceux du lectorat de TUT.BY avant sa fermeture. En avril 2021, par exemple, 18,2 millions de visiteurs uniques ont visité TUT.BY.

La relocalisation a été source d'avantages cruciaux à Zerkalo. "La rédaction est plus en sécurité, et personne n'a été arrêté depuis le lancement du nouveau site", dit Mme Pushkina.

Zerkalo continue toutefois de donner la priorité à la sécurité. La rédaction n'a pas de bureau physique pouvant être mis sur écoute ou dans lequel ses employés pourraient être détenus. Les noms des journalistes ne sont pas divulgués et leurs articles ne portent pas de signature. Pour protéger les informations, les employés communiquent via des applications de messagerie sécurisées.

Zerkalo n'a pas de journalistes travaillant physiquement en Biélorussie ; la rédaction reçoit des informations sur les développements dans le pays de la part de ses lecteurs. "Notre personnel risque 12 ans [de prison]. Nous recevons des lettres de journalistes qui disent qu'ils sont prêts [à travailler avec nous]. Mais je ne suis pas prête à être responsable du fait que quelqu'un d'autre se retrouve en prison", raconte Mme Pushkina.

Elle note que les journalistes de Zerkalo maintiennent leur intégrité éditoriale, malgré les défis auxquels ils sont confrontés. "Lorsque vos collègues sont emprisonnés, lorsque de nombreuses personnes sont contraintes de quitter leur pays, vous voulez vous défendre. Mais nous avons décidé de maintenir la politique éditoriale que nous avions auparavant parce que [nous ne voulons pas nous écarter] de normes journalistiques exigeantes."

Rétrospectivement, Mme Pushkina estime que les rédacteurs de TUT.BY ont commis une grave erreur, qu'elle regrette personnellement. Ils n'avaient pas anticipé la tournure désastreuse des événements en Biélorussie : "Je conseillerais à tous les médias qui se trouvent dans une situation similaire dans d'autres pays d'essayer de répondre à la question suivante : Jusqu'où la répression peut-elle aller ?"

Les journalistes et les rédactions d'autres pays qui sont confrontés à des tentatives de silenciation de leurs reportages pourraient également envisager de se délocaliser. Voici quelques conseils à garder en tête si le besoin s'en fait sentir :

  • Assurez-vous que les employés comprennent ce à quoi ils s'engagent, y compris financièrement. Pendant les premiers mois, les employés de Zerkalo ont travaillé sans rémunération, car les comptes bancaires de TUT.BY avaient été gelés. Il était impossible de mettre en œuvre des projets commerciaux car le contenu du site était identifié comme extrémiste. Il se peut également que retourner dans leur pays d'origine soit un risque pour les employés relocalisés.
  • Repensez votre modèle économique. La rédaction de Zerkalo a cherché de nouveaux moyens pour survivre compte tenu des circonstances. Elle a donc sollicité des dons et une aide auprès de fondations qui soutiennent la liberté de la presse.
  • N'oubliez pas qu'en plus de votre rédaction, votre média doit compter des personnes qui connaissent l'aspect commercial du projet, les aspects juridiques et qui ont de l'expérience dans la gestion de projets. Il est également important de déterminer qui sera le principal décideur.
  • Définissez votre politique éditoriale et votre stratégie de communication avant le lancement.

Cet article a d'abord été publié par IJNet en russe.

Photo de yousef alfuhigi sur Unsplash.


Hanna Valynets est une journaliste indépendante. Elle vient de Minsk, en Biélorussie. Aujourd'hui, elle vit en Lituanie. Son travail a été publié dans plus de 30 médias biélorusses et internationaux. Elle s'intéresse aux problématiques sociales, à la politique, aux politiques environnementales, aux droits humains, au journalisme et à la musique.