Taïwan : liberté d'expression vs désinformation chinoise

24 juin 2022 dans Liberté de la presse
La skyline de Taipei

Jeune démocratie se développant sous la menace de son puissant voisin, Taïwan est à la 38e position du classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse tout en étant aussi l'une des démocraties avec le taux de confiance le moins élevé dans les médias. L'environnement médiatique de Taïwan reflète son univers politique : il questionne les liens avec la Chine et se divise quant à la conception du pays. De ce fait, résulte une société extrêmement polarisée. Mais certains, notamment les plus jeunes, dérogent à la règle.  

Cet article est le premier d'une série de trois, réalisée par la journaliste Alice Hérait, sur le thème "Taïwan : un environnement médiatique vraiment libre ?". 

Si la Chine est dans une campagne médiatique destinée à embellir son image dans le monde entier, Taïwan est définitivement une destination privilégiée. Entre les fausses informations émanant directement du continent et les pressions chinoises sur les patrons de presse taïwanais, Pékin mène une guerre d'information de plus en plus sophistiquée contre l'île de 24 millions d'habitants. Des mécanismes de contrôles existent, mais sur une île revendiquant la liberté d'expression, les points de vue pro-chinois reflètent surtout l'opinion d'une partie de la société taïwanaise. 

Au détour des rues de Taipei, il n'est pas rare de croiser une cantine diffusant le journal des chaînes TVBS ou CTV. Ici, il n'est pas question d'honorer la politique du gouvernement, pro-indépendance, et réélu par une large majorité en 2020. Mais plutôt de témoigner du développement rapide de la Chine voisine, de mettre en avant les candidats de l'opposition soutenant des relations plus fortes avec cette dernière, et de dépeindre un bilan négatif de la présidente Tsai Ing-wen. Nombreux professionnels des médias rapportent que, particulièrement aux moments des élections, ces échoppes seraient payées pour diffuser ces chaînes, qui sous un angle taïwanais, dépeignent une image positive de la Chine. 

Au nom de la démocratie

La Chine tente de s'infiltrer dans toutes les institutions taïwanaises, et les médias ne sont pas épargnés. Avec pour objectif d'annexer l'île de Taïwan, qu'elle considère comme partie inhérente de son territoire, la Chine entend influencer l'opinion publique taïwanaise en y menant une guerre d'information. Bien plus simplement que de s'infiltrer illégalement, le gouvernement chinois utilise les moyens démocratiques de l'île afin d'influencer sa société.  Car pour Xi Jinping, l'objectif est d'unifier Taïwan sans avoir à passer par une guerre.

Pour cela, rien de mieux que de convaincre les Taïwanais que l'unification est la meilleure, voire la seule option. Cela consiste par exemple à inciter l'audience à penser que l'île serait plus riche en s'unissant au continent chinois ou à souligner l'inaptitude du gouvernement taïwanais à fournir les services diplomatiques adéquats et donc à ne pas pouvoir protéger ses citoyens. Une inaptitude pourtant provoquée par le refus de cette même grande puissance, la République Populaire de Chine, à reconnaître la République de Chine (Taïwan).

Véritable plaie des réseaux sociaux taïwanais, les fausses informations venues de Chine se propagent sur les applications de messagerie comme Line ou Whatsapp. Lorsque ce n'est pas directement via l'application chinoise Wechat, utilisée par une partie de la population taïwanaise, particulièrement ceux qui ont des liens, professionnels ou familiaux sur le continent. 

"Comme à Taïwan la censure est un sujet sensible, on peut influencer n'importe quelle plateforme", souligne Billion Li,  chef de projet chez Cofacts, une plateforme de vérification collaborative initiée par le projet de gouvernance transparente G0V (prononcé "Gov zero"). "Tant que les Chinois ou les équipes qu'ils emploient peuvent mener des discussions d'opinion publique par le biais de sociétés de marketing et de relations publiques, ils peuvent diviser les Taïwanais." 

Selon M. Li, Cofacts recevrait 20 à 30 % de contenus directement venus de Chine continentale. "On retrouve des URL, des adresses IP venues de Chine, ou simplement des messages sont écrits en caractères simplifiés (le système d'écriture officiel en Chine continentale, qui est différent de celui de Hong Kong et Taïwan, où l'on utilise les caractères traditionnels)." 20 % supplémentaire serait du contenu "taïwanisé" qui défend des intérêts chinois.

Toutefois, les fausses nouvelles qui se multiplient via les applications de messagerie ont un pouvoir d'influence limité, notamment lorsqu'elles utilisent un langage et une écriture typique du continent chinois. Sans sources, elles n'atteignent que les populations les plus vulnérables ou bien prêchent à des individus déjà convaincus. Mais elles sont loin d'être le seul exemple d'influence chinoise dans l'univers médiatique taïwanais. 

À l'origine un projet citoyen, la communauté de hackers G0V collabore aujourd'hui avec le gouvernement taïwanais dans de nombreux projets. Soutenu par les États-Unis, le Parti Démocrate Progressiste au pouvoir adopte une attitude de plus en plus défiante envers la Chine. Dans son discours inaugurant son deuxième mandat, la présidente Tsai Ing-wen a souligné la détermination de son gouvernement indépendantiste à combattre la guerre cognitive comme une partie intégrale de son programme de défense nationale. 

Propagande chinoise ou liberté d'expression ? 

En novembre 2020, la Commission Nationale des Communications (NCC) de Taïwan prend la décision de ne pas renouveler la licence de la chaîne Chung Tien TV (CTI). La commission avance des arguments organisationnels inhérents à la société, notamment l'échec de la discipline interne et des mécanismes de contrôle. Mais les partisans du camp politique "bleu", c'est-à-dire prompts à défendre des liens plus forts avec la Chine, crient à la censure et dénoncent cette décision comme "politiquement motivée". Fin 2019, CTI avait consacré 70 % de son temps de diffusion au candidat d'opposition pro-Chine, Han Kuo-yu. 

Toujours diffusée sur Internet, la chaîne CTI est un média du groupe Want Want, un géant taïwanais de l'industrie agro-alimentaire détenu par le magnat Tsai Eng-Meng, et dont la majorité des usines se trouvent sur le territoire chinois. Le groupe détient également l'un des plus grands quotidiens du pays : le China Times

Want Want, qui possède également la chaîne CTV, n'est pas le seul groupe médiatique à détenir des intérêts en Chine, c'est le cas également de la chaîne TVBS, appartenant à l'entreprise taïwanaise HTC. Mais à Taïwan, où les investissements venus du continent chinois sont limités à quelques secteurs, Want Want et son patron taïwanais semblent poser un énorme problème : nombreux sont ceux qui définissent les médias du groupe comme des porte-paroles non officiels du gouvernement chinois. "Contrairement à une industrie électronique qui dispose d'un avantage technologique rare et peut toujours décider de déménager ses usines dans un autre pays, les entreprises alimentaires sont en concurrence pour s'attirer les subventions du gouvernement chinois", souligne Will Yang, journaliste du média indépendant taïwanais The Reporter

"Les médias du groupe Want Want sont clairement des porte-paroles non-officiels du gouvernement chinois", confirme un ancien employé du groupe ayant quitté la compagnie en 2016. "Je me souviens de notre soirée annuelle du nouvel an chinois en 2011. Des officiels du gouvernement chinois intervenaient en vidéo pour nous exprimer leurs souhaits."

Ce même employé souligne toutefois que rien ne montre que ce groupe reçoive des investissements directs venus de Chine. "Ce qui aurait été illégal", précise-t-il encore. Pour lui, l'explication est plus simple : "Tsai Eng-Meng n'est pas quelqu'un de compliqué. Il pense simplement que ce qui est bon pour son entreprise est bon pour Taïwan."

Ces propos sont corroborés par un autre employé, éditeur d'un des journaux du groupe, qui évoque des "objectifs politiques" du patron. "Je ne pense pas que le patron soit directement en faveur de l'unification. Je pense qu'il veut juste maintenir de bonnes relations avec la Chine. Lorsque certaines nouvelles ne servent pas ses intérêts, nous n'allons juste pas les rapporter. L'influence chinoise directe est très relative. Nous savons où est la ligne rouge".

Depuis que Tsai Eng-Meng a fait l'acquisition du China Times, le journal a cessé de couvrir des événements relatifs aux événements de Tian an men, ou tout autres sujets censurés en Chine. "Je ne me sens pas particulièrement censuré dans mon travail de tous les jours", explique l'éditeur, qui précise que la grande partie des nouvelles rapportées ne concernent ni la Chine ni la politique. "Nous pouvons parfois rapporter des nouvelles qui ne donnent pas une bonne image de la Chine. Mais lorsque cela concerne le gouvernement chinois, nous devons faire attention."

Selon ce même éditeur, difficile de réfuter le caractère pro-Chine du groupe et une influence indirecte du gouvernement chinois. "Il est très fortement probable que le patron reçoive des conseils ou des restrictions directes de la part d'officiels chinois." Selon un rapport de l'agence Reuters paru en 2019, certaines nouvelles auraient été directement sponsorisées par le Taiwan Affairs council, l'agence chinoise chargée des relations avec Taïwan. 

La frontière semble de plus en plus difficile à identifier entre ce qui pourrait représenter une couverture spontanément positive de la Chine, qui refléterait alors une vision d'une partie de la société taïwanaise, et ce qui est sponsorisé par le gouvernement chinois. Car sur l'île, c'est l'univers politique tout entier qui tourne autour de l'appartenance à la Chine. 

"Le problème à Taïwan c'est que contrairement à la France, qui a la gauche et la droite, nos politiques s'écharpent sur le nom même du pays, nous ne voulons pas tous le même pays." se désole Will Yang. 


Photo : Frolda, licence CC, via Unsplash.