Repenser le journalisme du point de vue des médias qui couvrent les communautés autochtones

8 avr 2022 dans Diversité et inclusion
Communauté indigène

Et si nous pensions le journalisme et le reportage différemment ? Si nous l'abordions comme une construction collective, où différents fils s'assemblent pour créer quelque chose de nouveau ?

"Nous sommes en train de tisser un panier d'abondance, de sagesse. Nous tissons en tant que communauté, du point de vue et du ressenti des territoires", explique Cindy Amalec Laulate Castillo, une femme autochtone de la communauté Tikuna en Colombie, pour décrire le travail qu'elle accomplit dans le cadre du réseau collaboratif de narration d’Agenda Propia, Red Tejiendo Historias.

Comme Mme Laulate Castillo, les médias autochtones et les rédactions qui collaborent avec les communautés autochtones proposent des idées originales sur la façon de rapporter des histoires sur leurs communautés et sur la façon de faire du journalisme en général.

Je me suis entretenu avec quatre médias d'Amérique latine pour tirer parti de leur expérience en matière de couverture des communautés indigènes. Voici quelques-unes de leurs idées pour repenser la façon dont nous couvrons le sujet, la façon dont nous nous rapprochons de nos sources et la façon d'atteindre ceux dont nous parlons.

Créer des espaces pour les voix des communautés autochtones

À sa création, Agenda Propia couvrait le conflit armé qui touchait les communautés indigènes de la région du Cauca en Colombie, comme beaucoup d'autres médias, explique sa fondatrice Edilma Prada. "Mais l'inclusion des voix autochtones dans leurs papiers était très timide, et les communautés indigènes ont exigé que le récit les concernant soit différent", raconte-t-elle. 

Agenda Propia a donc revu son approche. "L'idée était alors de commencer à construire cela avec les communautés indigènes, et de changer la ligne éditoriale en faveur d’initiatives de résistance et de paix des communautés indigènes."

Des locuteurs, rédacteurs et designers autochtones ont été invités à rejoindre l'équipe pour raconter leurs propres histoires. Dans leurs reportages, ils s'efforcent notamment d'inclure les voix des femmes et des enfants de ces communautés, et pas seulement celles des dirigeants.

Prendre le temps de comprendre le contexte

Jaime Armendariz, fondateur du média Raíchali ("Parole", en rarámuri) qui traite des communautés indigènes et des droits humains dans l'État mexicain de Chihuahua, a expliqué comment sa rédaction a changé d'approche lorsque Carlos Fierro, un journaliste de la communauté rarámuri, a rejoint l'équipe.

 

 

Raíchali team
Image fournie par Raíchali.

 

"Avant de commencer à couvrir un sujet, nous devons arriver et passer du temps avec la communauté pour qu'elle apprenne à nous connaître, à nous faire confiance et à s'ouvrir à nous pour parler des choses qui se passent là-bas", explique M. Armendariz. "En tant que journalistes, nous arrivons parfois sur place prêts à faire un reportage sur un sujet, mais uniquement soutenus par les croyances que nous avons, par notre formation. Ce n'est pas toujours la meilleure situation, car il se peut que nous ne comprenions pas la cosmovision des communautés indigènes." Grâce à M. Fierro, cette pratique, poursuit M. Armendariz, a changé le lien qu’il crée avec ses sources pour d'autres sujets également.

Agenda Propia, quant à lui, organise des "cercles de parole" ("círculos de la palabra", en espagnol), où les journalistes rencontrent des membres de la communauté pour en savoir plus sur le contexte local et leurs préoccupations, avant de se lancer dans un projet. "Nous écoutons les autres, nous écoutons le territoire, nous nous écoutons tous les uns les autres", explique Paola Jinneth Silva Melo, coordinatrice de Red Tejiendo Historias. 

Travailler avec des journalistes locaux

Ruda a été créé pour faire entendre la voix des femmes des communautés autochtones du Guatemala, avec une approche de journalisme communautaire. "Il s'agit d'un type de journalisme pratiqué quotidiennement par les personnes qui sont proches des problèmes ; elles documentent ce qui se passe et, avec l'aide d'Internet, elles peuvent publier ou partager les informations avec les médias sur ce qui se passe dans leur communauté", explique Andrea Rodriguez, journaliste et chercheuse à Ruda. "La personne fait un reportage, mais elle fait aussi partie de la communauté. Elle vit la situation sur laquelle elle fait son reportage."

Basés à Guatemala City, les responsables éditoriaux de la rédaction peaufinent et publient les articles, mais le cœur du reportage est créé dans les communautés. "Ce n'est pas seulement la voix du journaliste, mais aussi celle de la communauté", explique la coordinatrice Marta Karina Fuentes.

Repenser les formats et la diffusion

Faire des reportages au sein de et pour les communautés indigènes ne consiste pas seulement à repenser le contenu, mais aussi le format. Lorsque l'équipe de Raíchali a créé son site web, par exemple, elle voulait partager certains de ses articles écrits en rarámuri. Mais après avoir réalisé une enquête pour connaître les communautés rarámuri, en leur demandant quelles nouvelles les intéressaient et comment elles souhaitaient que leurs histoires soient racontées, ils en ont décidé autrement.

De nombreux locuteurs Rarámuri ne peuvent pas lire la langue, donc les reportages audio ou vidéo dans leur propre langue étaient plus efficaces, raconte M. Armendariz. Au début de la pandémie de COVID-19, Raíchali a produit un podcast sur la façon dont le virus affectait les communautés rarámuri et les mesures de prévention mises en place par le gouvernement. Ce podcast était l'une des rares sources d'information dans leur propre langue.

Tirant les leçons des interactions avec les communautés, Raíchali a également commencé à explorer des formats plus visuels comme les cartes et les broderies pour ses reportages.

Prendre conscience de son positionnement

Laura Quispe Perez a eu l'idée de lancer Telesisa en s'inspirant de son expérience personnelle en Argentine, où elle s'est réappropriée son identité autochtone. Avec plusieurs de ses collègues indigènes, elle a décidé de "créer du contenu à partir de leur propre point de vue : antiraciste, avec une identité indigène et anti-patriarcale", affirme-t-elle.

"Le journalisme d'un point de vue indigène est l'activité qui consiste à générer des informations avec la voix des personnes qui se reconnaissent dans leur peuple ou leur nation autochtone", explique Mme Quispe Perez. C'est de cet endroit qu'ils s'ouvrent ensuite et racontent leurs propres histoires.

"Faire du journalisme d'un point de vue indigène est un engagement, c'est une responsabilité. C’est comprendre qu'il s’agit d’un positionnement contesté : il n'y a pas beaucoup d'autochtones qui fournissent de l’actualité", souligne Ketzali Awalb'iitz Pérez Pérez de Ruda. "C'est pourquoi, pour nous, il est important d'indiquer clairement d'où nous créons nos reportages, afin qu'ils comprennent comment nous allons raconter les histoires ou documenter ce qui se passe dans les territoires, que nous allons placer les peuples autochtones comme sujets politiques et narratifs."


Crédit photo principale: Raúl Fernando Pérez.