Au Brésil, le magazine Traços emploie des personnes sans-abri

7 avr 2022 dans Pérennité des médias
Une vendeuse de journaux dans la rue

Pour les organes de presse, tout ne tourne pas qu’autour du contenu publié. La manière dont ils atteignent leurs lecteurs est toute aussi importante. Prenez Traços Magazine. Traços, qui couvre principalement de la culture au Brésil, emploie des personnes sans domicile fixe pour travailler comme représentants commerciaux, ou "porte-parole culturels", comme ils les appellent.

"Beaucoup de gens veulent connaître nos histoires", raconte le directeur institutionnel du magazine, Rogério Barba. "Nous avons la possibilité d'être entendus en tant que société, et non en tant que personnes sans abri".

Traços a été lancé en novembre 2015 à Brasília, la capitale du Brésil. Aujourd'hui, il est également en circulation dans les villes de Rio de Janeiro et de Niterói. Chaque édition du magazine est vendue au prix de 10 réals brésiliens (environ 2 dollars US). Le porte-parole garde 7 réals pour lui-même, et peut acheter un autre numéro de Traços avec l’argent restant au prix réduit de 3 réals pour continuer à vendre.

"Dès leur premier jour de travail à Traços, les porte-paroles n'ont plus besoin de faire la manche ou de chercher des restes de nourriture. Après quelques semaines, ils peuvent louer une chambre", explique le directeur exécutif du média, Reinaldo Gomes. "Être dans la rue est un droit pour nous, mais si quelqu'un veut sortir de cette situation, Traços s’en assurera."

Traços a travaillé avec plus de 400 porte-paroles à ce jour. Tous peuvent désormais se payer des repas et prendre soin d’eux-mêmes. Plus de 200 ont trouvé un emploi formel ou informel, et près de 200 autres ont obtenu un logement.

M. Barba est l'un de ces exemples de réussite. Après avoir grandi dans des orphelinats jusqu'à l'âge de 18 ans, il perd son emploi dans une station de radio, puis son logement à cause d’une dépendance au crack. Il est entré 14 fois en cure de désintoxication avant de se remettre de son addiction en 2014. Il deviendra par la suite le premier porte-parole culturel de Traços. Aujourd'hui âgé de 51 ans, M. Barba dirige l'Institut Barba na Rua, qui vient en aide aux personnes sans domicile.

"En 2021, j'ai proposé de représenter le magazine à un niveau institutionnel, étant donné que je suis une personne qui s'exprime bien", explique Barba. "Le magazine m'a donné des ailes".

 

Vendedor e compradora da Traços

La distribution comme moyen d’action sociale

Créer un projet d'aide aux personnes sans abri était un rêve de longue date pour M. Gomes et son associé, le journaliste André Noblat. En cherchant des initiatives en faveur de personnes sans domicile fixe, les deux hommes ont découvert le magazine culturel argentin Hecho, qui distribue ses bénéfices aux communautés vulnérables. Plus tard, ils ont fait la connaissance de l’International Network of Street Papers, réseau international des journaux de rue. Inspirés par ces organisations, ils ont commencé à étudier comment monter leur propre projet.

La clef pour MM. Gomes et Noblat a été de trouver un moyen non seulement d'aider les personnes sans domicile à gagner de l'argent grâce aux ventes, mais aussi de les impliquer en tant que participants actifs au projet : ils ont conçu un plan de distribution qui permettrait uniquement à leur communauté cible de vendre le magazine.

"Nous avons décidé de créer un produit capable de concurrencer les autres produits vendus dans la rue. Le magazine devait battre l'eau, les fruits et les bonbons, non seulement en ce qui concerne le choix du consommateur, mais aussi le prix", raconte M. Gomes.

Un outil pour créer du lien et de la visibilité

Traços est financé par des entreprises via la loi Rouanet du Brésil, qui offre des avantages fiscaux pour les investissements dans des projets culturels. Une équipe de 26 personnes travaille pour le magazine à Brasilia, et 28 autres sont basées à Rio de Janeiro.

L'équipe de Traços a identifié la culture comme l'un de ses principaux axes éditoriaux, en raison de son rôle important dans l'économie créative et de sa capacité à attirer des publics diversifiés capables d'apporter un flux de revenus stable. Le contenu du magazine est également instructif pour les porte-paroles, une façon de plus de créer de la valeur. "Nous publions des articles de fond. De cette façon, le magazine est un produit à longue durée de vie et un objet de collection", explique M. Gomes.

 

Exemplares da Traço

Les porte-paroles ne travaillent généralement pas dans la rédaction, mais ils peuvent proposer des articles. Chaque numéro du magazine comporte également une section dans laquelle l'histoire d'un porte-parole est présentée. "C'était l'un des plus beaux jours de ma vie, lorsque j'ai été photographié et interviewé pour Traços. Plus tard, quand j'ai reçu le magazine et que j'ai vu mon histoire, c'était incroyable. C’était un honneur pour moi", se souvient la porte-parole Thifany Branco.

Mme Branco a entendu parler de Traços lors de son séjour dans un programme de logement pour la communauté LGBTQ+ à Rio de Janeiro. Le magazine venait d'être lancé dans la ville, et il était à la recherche de nouveaux porte-paroles. "À cette époque, je me sentais désespérée. Je ne voulais plus vivre dans un foyer d’hébergement, mais je ne trouvais rien avec de réels débouchés en raison des préjugés liés au fait que je suis une femme transgenre", dit-elle. Mme Branco a commencé à travailler comme porte-parole en vendant le magazine sur la plage d'Ipanema à Rio de Janeiro, et trois mois plus tard, elle a pu quitter le foyer d’hébergement et louer une maison.

Aujourd'hui, Mme Branco n'a plus besoin d'attirer l'attention des gens lorsqu'elle vend le magazine. Ce sont les lecteurs qui l'approchent. "Hier encore, j'ai rencontré un lecteur de longue date qui voulait avoir de mes nouvelles. Le magazine crée des liens entre les gens. C'est un projet qui donne une visibilité à ceux qui ont été rendus invisibles sur le marché du travail, que ce soit en raison de leur identité sexuelle ou de leur situation financière", affirme-t-elle.

M. Barba a également souligné comment les gens changent de comportement lorsqu'ils rencontrent un porte-parole. "Le portier qui vous empêchait d'utiliser les toilettes est le même portier qui vous laisse entrer pour vendre le magazine. C'est quelque chose de vraiment significatif qui change la vie de quelqu'un."

Un élan qui ne fait que démarrer

La pandémie a été un défi supplémentaire pour Traços et ses porte-paroles. Privilégiant la sécurité, les porte-paroles sont d'abord restés chez eux, soutenus par les politiques publiques et un fonds d'urgence créé par le magazine. M. Barba a également organisé une collecte mensuelle pour leur fournir des denrées alimentaires rudimentaires.

Depuis qu'ils ont repris la vente de magazines dans la rue, les porte-paroles ont reçu des gants, des masques et du gel hydroalcoolique. Le magazine a également commencé à proposer des ventes numériques. "Nous avons lancé un programme d'abonnement et maintenant les magazines peuvent être achetés en ligne", se félicite M. Gomes.

Traços n'a pas encore atteint la ligne d'arrivée. Son objectif est d'aider les porte-paroles à devenir autonomes d'ici deux ans. "Le porte-parole doit être conscient que Traços est un projet et que les projets ont une fin. Ce n'est pas une politique publique. C'est une phase pour le moment où l'on a besoin d'un élan ; ils doivent avoir conscience que c'est une opportunité pour rejoindre le marché du travail", rappelle M. Barba. En plus de ses efforts éditoriaux et de distribution, le média propose des formations en matière d'éducation financière, des séances de soin en santé mentale avec des psychologues et un accompagnement à l’accès aux programmes d'aide sociale.

Mme Branco, pour sa part, a des projets pour l'avenir. "Je veux poursuivre un diplôme en journalisme. J'ai déjà un diplôme en publicité, donc j'aime vraiment la communication. J'aime cette magie qui enchante les gens", dit-elle. "Peut-être qu'après avoir obtenu mon diplôme, je travaillerai comme collaboratrice de Traços, qui sait ?"


Cet article a d’abord été publié sur IJNet en portugais.

Images fournies par Diego Padilha.