Cet article est le troisième d'une série de portraits mettant en avant le travail de journalistes noirs, à différents échelons des médias. Cette série a d'abord été pensée à l'occasion du Black History Month en février mais nous nous sommes vite rendus compte que ces histoires méritaient d'être visibles plus d'un mois dans l'année. Cette série nous permet ainsi de faire durer les échanges autour de ces questions. Pour partager votre expérience en tant que journaliste noir, écrivez à dmaas@icfj.org ou avales@icfj.org.
Quand elle n'était qu'une jeune fille dans une école de Londres, Ann M. Simmons a décidé qu'elle ne voulait pas étudier le français. À la place, elle a pris des cours de russe, décision qui allait façonner le cours de sa carrière.
"Ma vie a été quasiment décidée à 11 ans, parce que j'ai été mise dans la classe de russe," dit-elle. "J'ai développé un intérêt extrême, une passion presque, pour l'histoire et la littérature russes."
Depuis trois ans, Mme Simmons est cheffe du bureau du Wall Street Journal à Moscou. Bien qu'elle ait toujours voulu être en Russie, sa carrière a connu de nombreux rebondissements avant de décoller.
Mme Simmons a poursuivi des études universitaires en russe et en norvégien. Après avoir travaillé pendant un an pour des publications londoniennes telles que The Caribbean Times et The Voice, dont les reportages portaient sur les populations immigrées du pays à l'époque, elle s'inscrit au master de journalisme de l'université de Columbia. Elle a ensuite travaillé pour le Miami Herald avant de rejoindre Time Magazine.
"Après environ six mois de travail [chez Time] en tant que reporter-chargée de recherche, on m'a proposé un poste de reporter au bureau de Moscou", raconte-t-elle. "C'était au début des années 1990, une période fantastique pour être là-bas. C'était la fin de l'Union soviétique, le coup d'État contre Gorbatchev et l'ascension d'Eltsine."
Mme Simmons est ensuite rentrée aux États-Unis et a couvert la politique intérieure, mais sa passion était à l'étranger. Elle finit par devenir cheffe du bureau de Nairobi du Los Angeles Times. Elle a également couvert l'ouragan Katrina et l'Irak pour le journal.
Pourtant, elle a toujours voulu retourner en Russie. "J'ai continué à apprendre le russe. Pendant tout le temps où j'étais à Los Angeles, je prenais des cours particuliers", dit-elle. "Et c'est là que le Wall Street Journal est arrivé."
À Moscou, elle a couvert tous les sujets, de la géopolitique à la pandémie, en passant par les histoires personnelles. J'ai parlé avec Mme Simmons de sa carrière, de ses conseils pour les correspondants en devenir et de ce qu'elle a vécu en tant que femme noire exerçant comme correspondante à étranger.
IJNet : Beaucoup veulent devenir correspondants à l'étranger, mais il n'est pas facile de percer dans ce métier. Quels conseils, astuces ou leçons tirez-vous de votre expérience en tant que reporter internationale ?
Ann M. Simmons : Mon conseil est que vous devez vous renseigner sur de nombreuses zones différentes du monde.
Il faut vraiment avoir soif d'informations et se documenter sur tout. Ma passion, en plus de l'Afrique, était la Russie, donc je savais que je devais entretenir mes compétences linguistiques. Je devais également consommer toutes les nouvelles que je pouvais trouver sur la Russie, dans n'importe quel magazine. Ainsi, si j'avais l'occasion de passer un entretien, je pouvais dire : "eh bien, vous savez, je me suis tenue au courant des événements dans ce pays."
Apprendre la langue est également utile si vous êtes en mesure d'apprendre de le faire. Cela vous donne une longueur d'avance sur tous les autres lorsque vous cherchez un emploi. Je dis toujours aux jeunes, et je sais que c'est très difficile aujourd'hui en raison des circonstances que nous connaissons, mais essayez de voyager. Je sais que ce n'est pas juste de dire ça si les gens n'ont pas les moyens de le faire. Mais si vous le pouvez, faites un petit voyage, même à travers la frontière sud avec le Mexique. Pendant que vous y êtes, même si c'est en vacances, cherchez toujours des idées de sujets. Quand vous entrez dans une pièce ou même quand vous êtes à la plage, soyez sur le qui-vive. Que voyez-vous ? Qu'entendez-vous ? Que sentez-vous ? Tout cela contribue à l'écriture d'un récit puissant.
L'une des meilleures choses à faire est aussi de se constituer un réseau. J'interviens beaucoup pour la National Association of Black Journalists. Par le passé, j'ai participé à des panels et à des ateliers, et je distribue ma carte. Seules une ou deux personnes en ont profité à chaque fois. Si les gens vous offrent leur carte, vous devez leur répondre si vous êtes vraiment sérieux. C'est à vous d'initier le contact. Relancez les gens et ne les lâchez pas. N'abandonnez pas. Frappez à la porte. Si elle est fermée, frappez à nouveau. Tout cela est un bon entraînement pour le reportage.
Quels sujets aimez-vous couvrir, notamment durant cette période de pandémie ?
J'aime vraiment traiter la géopolitique, les sujets qui nous révèlent le rôle de la Russie et celui qu'elle veut jouer aujourd'hui sur la scène mondiale. C'est celui d'un pays respecté, d'un pays qui a tant à offrir mais qui se sent parfois attaqué par l'Occident (et je parle de ce que j'ai entendu de la part de responsables ici).
Il est également important pour moi de faire des reportages sociaux et de montrer aux gens en dehors de la Russie que non, il n'y a pas d'ours qui se promènent dans la rue principale de Moscou ou que, oui, les gens portent des manteaux de fourrure. Il fait froid ici, mais il y a bien d'autres choses. Il s'agit de raconter qui sont les Russes et ce qu'est la Russie, et le long chemin parcouru par ce pays. Si vous êtes à Moscou, à Saint-Pétersbourg ou dans une autre grande ville, vous pourriez vous sentir comme dans n'importe quelle capitale occidentale, en termes d'offre. Évidemment, ce n'est pas la même chose dans l'arrière-pays d'ici. C'est ce que nous nous efforçons de montrer aux gens. Tout comme New York n'est pas les États-Unis, Moscou n'est pas la Russie.
En ce qui concerne la pandémie, la Russie a été la première à sortir un vaccin : Sputnik V. Et elle a lancé une campagne de promotion pour essayer de vendre ce vaccin à l'étranger. Il y a eu une certaine réticence, de la part des Russes eux-mêmes, à l'accepter. Nous avons également écrit sur le fait qu'à Moscou et à Saint-Pétersbourg, vous pouvez aller dans un bon hôpital si vous tombez malade, mais juste à l'extérieur de Moscou, j'ai récemment été confrontée à une histoire durant un reportage où l'attente pour une ambulance était de 24 heures. Les hôpitaux sont surpeuplés et les gens s'entassent dans les couloirs des hôpitaux parce qu'il n'y a pas assez de lits pour eux. Il y a donc deux réalités différentes ici.
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Pouvez-vous nous parler de ce que signifie être une personne noire dans les médias américains, notamment une correspondante à l'étranger ? Pouvez-vous partager certaines anecdotes utiles pour les journalistes noirs qui souhaiteraient poursuivre cette voie professionnelle ?
La première chose est de ne pas se laisser cataloguer. Ce que je veux dire par là, c'est que oui, je suis une journaliste noire et oui, je suis très intéressée par la couverture du continent africain, mais parce que je suis noire, cela ne signifie pas que l'Afrique est le seul endroit que je veux couvrir ou le seul endroit qui m'intéresse. Ce qui m'intéresse, c'est la Russie.
J'ai un accent britannique, mais si je suis au téléphone avec quelqu'un, il ne s'attend pas forcément à ce que je sois une femme noire d'un mètre quatre-vingt. Il m'est arrivé de débarquer à des rendez-vous et que mes interlocuteurs soient choqués ou surpris. Ce n'est pas de l'hostilité, mais en même temps, on se demande : "est-ce que cette personne va réagir différemment parce qu'elle vient de se rendre compte que je suis noire ?" Je dirais, ne laissez pas la couleur de peau être un obstacle pour vous. Pour moi, si quelqu'un a un problème avec ma couleur de peau, c'est son problème, pas le mien. Et je ne peux pas laisser cela m'affecter, moi ou mon travail.
Il existe encore dans la société américaine des préjugés inconscients, comme au Royaume-Uni et dans beaucoup d'autres pays. Mon expérience en Russie a été intéressante. J'ai vu le pays évoluer. Par exemple, lorsque j'étais correspondante ici dans les années 1990, il n'était pas si courant de voir une personne noire, d'autant plus une femme occidentale noire. Il y avait beaucoup de regards insistants et fixes sur moi. Mais je m'en sers en fait à mon avantage, car il y a là de la curiosité autant que de l'ignorance.
Aujourd'hui, la nationalité joue un rôle important car les gens pensent immédiatement que je suis afro-américaine parce que je possède les deux passeports. On me pose beaucoup de questions comme : "comment cela se passe-t-il vraiment pour les Noirs aux États-Unis ?" Cette question est soulevée en raison de tout ce qui est arrivé l'année dernière avec le mouvement Black Lives Matter.
Pour ce qui est du journalisme, je n'ai pas trouvé que c'était un désavantage en Russie. À Moscou et à Saint-Pétersbourg, les grandes villes, il est très facile de se déplacer maintenant parce que les gens sont plus habitués à voir des personnes racisées. Mais si vous vous aventurez dans les banlieues ou dans d'autres parties de la Russie plus éloignées, dans l'arrière-pays ou même dans certaines des anciennes républiques soviétiques (j'étais récemment en Azerbaïdjan, par exemple), il y a encore beaucoup de curiosité et beaucoup de regards insistants. Je dirais que cela n'a pas affecté ma pratique du journalisme. À bien des égards, cela a renforcé ma capacité à le faire, car cela me permet d'entamer une conversation.
Quelles mesures pratiques souhaitez-vous que les rédactions mettent en place pour venir en appui à leur personnel racisé ?
La première moitié de la bataille consiste à se rendre compte de ses faiblesses et, dans un deuxième temps, à y remédier. Je dirais que l'entreprise dans laquelle j'évolue a fait un excellent travail à cet égard. En général, je dirais que les entreprises doivent penser à s'assurer que pour chaque emploi, il y a une personne de couleur qualifiée en lice pour un entretien. Évidemment, cette caractéristique n'est pas écrite sur le curriculum vitae de qui que ce soit, mais vous pouvez aller activement chercher de nouveaux profils. Faites passer le mot à votre personnel : "nous cherchons à faire passer un entretien à 10 personnes pour ce poste particulier. Connaissez-vous des personnes de couleur qualifiées qui pourraient faire partie du lot ?" Je ne parle pas de donner un avantage à quelqu'un, mais d'avoir des personnes tout aussi qualifiées en entretien.
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Le deuxième point consiste à diversifier le type de sources que vous contactez. Pour n'importe quel sujet, essayez de contacter des personnes racisées en tant qu'experts. Il y a beaucoup d'experts dans différents domaines. Il ne s'agit pas seulement de personnes de couleur, il s'agit de femmes et de personnes racisées. Il est également important d'avoir un endroit où l'on peut avoir une conversation ouverte et le Wall Street Journal a été très bon à cet égard en donnant aux gens l'occasion de dire ce qu'ils pensent. Il doit y avoir un espace sécurisé où chacun peut poser des questions et être autorisé à dire : "écoutez, je ne veux manquer de respect à personne, mais je ne connais pas cet aspect particulier de votre culture. Puis-je vous poser des questions à ce sujet ?"
L'inclusion est si importante. C'est un tel cliché quand vous dites "une rédaction diversifiée conduit à une bien meilleure couverture et à un bien meilleur engagement des publics qui viennent vers votre produit". Mais c'est vraiment le cas : l'inclusion et la diversité sont la clef d'un bon journalisme.
Taylor Mulcahey est reporter et responsable éditoriale indépendante. Elle est basée à Minneapolis. Elle a été directrice de publication d'IJNet.
Image principale fournie par Ann M. Simmons.