Manifestations aux Etats-Unis : pour un journalisme sans préjugés

par Danielle Kilgo
2 juin 2020 dans Diversité et inclusion
Manifestation

Une adolescente a réussi à tenir son téléphone de manière assez stable pour enregistrer les dernières minutes de vie de George Floyd suffoquant sous le poids du genou d'un officier de police de Minneapolis appuyé contre son cou. La vidéo a fait le tour du monde.

La suite avait un air de déjà-vu pour de nombreuses villes américaines où la police a été accusée publiquement de violences.

De nombreuses veillées et manifestations ont été organisées à Minneapolis et à travers les Etats-Unis pour réclamer justice. Les enquêteurs et les autorités ont appelé à la patience, mais la colère a débordé. Des images de vandalisme et de forces de l'ordre revêtues d'équipements anti-émeute ont vite envahi les écrans.

L'opinion publique est très influencée par le discours médiatique autour des manifestations ou des mouvements sociaux. Les journalistes ont les cartes en main lorsqu'il s'agit d'orienter le récit autour de ces rassemblements.

Ils peuvent mettre l'accent sur les bouleversements causés par les émeutes ou amplifier les cris alarmistes de politiciens qui traitent les manifestants de "voyous". Mais ils peuvent également rappeler au grand public que ces rassemblements ont lieu pour dénoncer une nouvelle fois la mort injuste d'une personne noire. Ils détourneraient ainsi l'attention portée aux casseurs pour la recentrer sur la question de l'impunité de la police et les nombreux effets du racisme.

Le rôle des journalistes est indispensable dans la légitimation des mouvements sociaux et leur développement. C'est une lourde responsabilité à porter.

Mes recherches montrent que certains mouvements ont plus de mal que d'autres à asseoir leur légitimité. Ma co-autrice Summer Harlow et moi-même avons étudié la manière dont les journaux locaux et métropolitains traitent les manifestations. Nous avons trouvé que les voix des manifestants et l'analyse de leurs revendications étaient présentes dans les récits des Women's March ou des rassemblements anti-Trump. Cependant, les manifestations contre le racisme ou pour les droits des personnes autochtones ne bénéficient pas du même traitement et sont plus souvent décrites comme menaçantes ou violentes.

Au début des années 2000, les universitaires James Hertog et Douglas McLeod ont montré comment la couverture médiatique de manifestations favorisait le maintien du statu quo, un phénomène connu sous le nom de “protest paradigm”. Ils affirmaient que les récits médiatiques avaient tendance à faire ressortir le côté dramatique des manifestations, les perturbations et gênes occasionnées plutôt que les revendications et plaintes des manifestants. Au final, ces choix d'angles minimisent la portée des rassemblements et érodent le soutien que leur porte le public.

Voici comment cette théorie se concrétise aujourd'hui. Les journalistes prêtent peu d'attention aux manifestations sauf si elles sont spectaculaires ou atypiques. Ainsi, les manifestants sont toujours à la recherche de façons d'attirer l'attention des médias et du public. Certaines portent des "pussyhats" tricotés roses, d'autres posent un genou durant l'hymne national. Certains vont même jusqu'à commettre des actes violents ou illégaux. Ils captent ainsi l'attention des médias, mais les journalistes se concentrent alors sur les aspects superficiels et décrédibilisants de leur démarche. Ils préfèrent dénoncer les tactiques utilisées et les problèmes qui en découlent que d'examiner ce qu’il y a vraiment derrière leur mouvement.

Nous voulions savoir si cette théorie était vérifiée pour la couverture médiatique de 2017, première année de la présidence de Donald Trump qui a vu de nombreux rassemblements de grande envergure. Pour ce faire, nous avons analysé les angles choisis pour traiter les manifestations qui ont eu lieu cette année-là au Texas. La taille de cet état et sa diversité le rendaient représentatif du pays dans son ensemble.

En tout, nous avons étudié un échantillon de 777 articles grâce à une recherche basée sur les termes “protest” (manifestation), “protester” (manifestant), “Black Lives Matter” et “Women’s March.” Cela comprend des papiers écrits par des journalistes issus de 20 rédactions texanes différentes comme le El Paso Times ou le Houston Chronicle, ainsi que des articles issus de dépêches d'agences comme l'Associated Press.

Nous avons étudié comment ces articles présentaient les manifestations dans le titre, la première phrase et leur structure générale. Nous les avons ensuite classés selon quatre typologies de rassemblements :

  • Emeute : pour ceux dont l'accent était mis sur les comportements déviants et les actes violents.
  • Confrontation : pour ceux qui montraient les manifestations comme des moments de tension, et insistaient sur les arrestations ou les heurts avec la police.
  • Spectacle : pour ceux qui se concentraient sur l'aspect dramatique, démonstratif ou émotionnel du comportement des manifestants, notamment leurs tenues ou leurs signes de ralliement.
  • Débat : pour ceux qui examinaient et analysaient en détail les revendications, intentions, objectifs et plaintes des manifestants.
Chart of protest coverage
Tableau :  The Conversation, CC-BY-ND.
Source : Danielle K. Kilgo, Indiana UniversityObtenez les données

 

Nous avons aussi été attentives au traitement des sources afin de noter les biais qui dépeignent les autorités comme des sources plus crédibles que les manifestants ou les représentants associatifs.

De manière générale, la couverture médiatique avait tendance à trivialiser les rassemblements en se concentrant principalement sur les événements violents ou sensationnels. Mais certaines manifestations ont été plus impactées que d'autres.

Souvent, les articles s'attardaient plus sur la forme que le fond. De nombreuses pages ont été dédiées aux tenues des manifestants, à la taille des rassemblements (qu'ils aient été grands ou petits), à la présence de personnalités publiques et aux esprits échauffés.

Le fond de certaines manifestations était plus discuté que d'autres. Près de la moitié des papiers au sujet des manifestations anti-Trump, sur l'immigration, les droits des femmes ou la lutte contre le réchauffement climatique comportait des informations conséquentes sur les revendications des manifestants.

 

Coverage by Texas newsrooms in 2017: data
Tableau : The Conversation, CC-BY-ND. Obtenez les données
Source: Danielle K. Kilgo, Indiana University

 

En revanche, les manifestations liées à l'oléoduc Dakota Access ou contre le racisme bénéficiaient d'une couverture légitimante dans moins de 25 % des cas. Elles étaient aussi plus souvent décrites comme perturbatrices et aggressives.

Dans un article de l'AP sur l'acquittement d'un policier qui avait tué un homme noir à St Louis, la violence, les arrestations, le désordre et les accrochages étaient au premier plan alors que les inquiétudes autour des violences policières et des injustices raciales avaient été réduites à quelques commentaires. Le contexte plus large n'y était expliqué qu'en quelques mots dans le 13e paragraphe : "Les récentes manifestations à
St Louis sont dans la lignée de celles qui ont lieu depuis août 2014 suite à la mort de Michael Brown à Ferguson : la majorité des manifestants, même s'ils sont en colère, se rassemblent dans le respect de la loi."

Cette couverture à géométrie variable peut donner aux lecteurs des journaux texans l'impression que certains rassemblements sont plus légitimes que d'autres. Cela contribue à créer ce que l'on appelle une “hiérarchie de luttes sociales,” où les voix de quelques groupes d'action sont élevées au dessus des autres.

Les journalistes participent à renforcer cette hiérarchie lorsqu'ils suivent des conventions du milieu qui desservent les mouvements de contestation moins établis. Lorsqu'ils doivent rendre un papier vite, certains ne tirent parfois leurs témoignages et données que de sources officielles. Ceci donne le contrôle du récit aux autorités et devient particulièrement problématique pour des mouvements comme Black Lives Matter qui questionnent la parole des forces de l'ordre et d'autres institutions.

D'autres biais implicites se cachent aussi dans ces reportages. Le manque de diversité des rédactions est un problème de longue date. En 2017, la proportion de journalistes blancs au Dallas Morning News et au Houston Chronicle représentait plus du double de la proportion de personnes blanches dans chacune de ces villes.

Les manifestations sont le reflet de véritables manquements dans la société et adressent des problématiques qui souvent touchent des personnes qui n'ont pas les moyens de se faire entendre par d'autres biais. C'est pourquoi il est impératif que les journalistes s'engagent à ne plus se reposer sur des arcs narratifs superficiels et épuisés dans leurs reportages. Ceux-ci ne font qu'exclure les opprimés et leurs revendications d'un espace de discussion important et renforcent le statu quo.


Danielle Kilgo est professeure adjointe de journalisme à l'Université d'Indiana.

Cet article a été publié pour la première fois dans The Conversation sous une licence Creative Commons. C'est une mise à jour d'un article publié en janvier.

Image principale sous licence CC par Unsplash via Max Bender.