Les médias indépendants luttent contre les attaques de gouvernements populistes

par James Breiner
19 août 2020 dans Sécurité physique et numérique
Personne tapant sur un clavier d'ordinateur

Lors d'une table ronde de l'International Symposium of Online Journalism, organisé virtuellement par l'Université du Texas à Austin, les intervenants ont décrit certaines des tactiques utilisées par les présidents populistes : la reprise de médias indépendants, la mise en place de campagnes de trolling pour discréditer des journalistes, le harcèlement judiciaire de médias, le dénigrement public de certains journalistes et la menace de violences envers eux. Ils ont ensuite détaillé comment les médias gèrent ces menaces.

La session était animée par Kathleen Kingsbury, responsable éditoriale de la rubrique dédiée aux tribunes pour le New York Times.

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Attaques en ligne

Sérgio Dávila de Folha, le plus important journal indépendant du Brésil, explique que son journal avait révélé les activités de corruption de Jair Bolsonaro et sa famille depuis longtemps, bien avant qu'il ne devienne président en 2018. Ainsi, M. Bolsonaro critique Folha régulièrement durant ses apparitions publiques.

Après que la reporter Patricia Campos Mello ait révélé que M. Bolsonaro et ses supporters utilisait Whatsapp, le réseau social le plus populaire au Brésil avec 100 millions d'utilisateurs, pour diffuser de fausses informations au sujet d'un opposant politique, ils ont lancé une campagne de diffamation contre elle, utilisant des photos modifiées aux connotations sexuelles.

Folha a également été la cible de 4 millions de messages d'attaque sur Twitter, dont 80 % venaient d'alliés conservateurs du président, précise M. Dávila.

Obtenir les statistiques du COVID-19

La guerre de Bolsonaro contre les médias indépendants est devenue encore plus forte durant la crise du COVID-19 car le Brésil a été un des pays les plus touchés au monde selon l'Organisation mondiale de la santé. M. Bolsonaro a nié le danger du virus et a bloqué tout accès à l'information sur les morts et cas d'infections dans le pays.

Ainsi, les médias principaux du Brésil se sont unis pour compiler leurs propres statistiques en additionnant des données issues de sources sur le terrain. Cette coopération est unique dans l'histoire du pays où la compétition entre les médias d'actualité est rude, explique M. Dávila.

D'autres stratégies adoptées par Folha pour se défendre comprennent : la mise en place des formations pour les journalistes sur la sécurité et comment répondre à des menaces, la création d'un cours en ligne gratuit à destination des jeunes sur les pratiques de la dictature militaire entre 1964 et 1985 et le lancement d'un programme d'abonnement digital pour compenser les pertes de revenus publicitaires.

En Hongrie, les médias sont pris en otage

Les médias indépendants sont dans une situation bien plus précaire en Hongrie, selon Peter Erdelyi de 444.hu. Là-bas, le premier ministre Viktor Orban et son partie d'extrême droite Fidesz s'attaquent à démanteler les médias indépendants depuis leur arrivée au pouvoir en 2010.

De puissants oligarques partisans du parti ont ainsi racheté 18 journaux indépendants ces dernières années. Le gouvernement contrôle ainsi un réseau de 476 médias dans les domaines du print, de la radio et de la télévision.

Le média de M. Erdelyi a été créé en 2013 et reçoit entre 14 et 20 millions de visites depuis janvier selon SimilarWeb. Il a été très critique du gouvernement, qui a répondu en bloquant l'accès du journal à des sources issues du secteur public et à des documents publics.

En Hongrie, les campagnes de diffamation financées par le gouvernement sont menées par des trolls. Les personnels des rédactions sont dénigrés et, comme l'explique M. Erdelyi, le discours officiel du gouvernement se résume à : "les médias indépendants sont une ruse."

La stratégie de M. Erdelyi a été de mener une campagne de sensibilisation auprès du public pour lui montrer le rôle des médias indépendants et comment il bénéficie au grand public. Cela signifie qu'il doit parfois se jeter dans la gueule du loup. Il a donc participé à des débats télévisés avec des membres du régime et animés par des présentateurs hostiles.

“On réussira peut-être à convaincre certaines personnes de nos publics partagés”, espère M. Erdelyi.

Oligarchs aligned with Hungary’s ruling party have acquired independent newspapers and made them mouthpieces for the government’s positions on immigration and other topics.
Des oligarques partisans du parti hongrois au pouvoir ont racheté des journaux indépendants pour les transformer en outils de communication du gouvernement sur des sujets comme l'immigration.

"Les populistes sont plus efficaces"

Anna Gielewska, vice-présidente de la Reporters Foundation en Pologne, vient de terminer un an d'accompagnement à l'Université de Stanford, où elle a étudié comment les régimes populistes du monde travaillent ensemble.

"Les populistes sont plus efficaces et manipulent le public en attisant la colère et la peur", explique-t-elle. Ils inondent les réseaux sociaux de messages contradictoires pour que le public ne sache plus qui croire parmi les médias.

Dans sa Pologne natale, Mme Gielewska craint que le président conservateur récemment ré-élu Andrzej Duda suive la voie tracée par les Hongrois. Le gouvernement menace de nationaliser les médias indépendants et d'éliminer la propriété étrangère d'entreprises, notamment en ce qui concerne les entreprises de médias allemandes.

Elle pense que les médias doivent adopter une des tactiques phares des populistes : plus de coopération internationale. Les médias indépendants devraient travailler ensemble pour publier chez eux des articles réprimés dans un autre pays pour que les faits soient connus de la communauté internationale. Un exemple qu'elle cite est le Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP).

Elle a également identifié d'autres stratégies :

  • Développer le soutien légal aux organisations de plaidoyer pour protéger les journalistes et les médias d'attaques judiciaires pour diffamation ou autres crimes
  • Etablir un fonds mondial de soutien au journalisme d'intérêt général
  • Créer des guides anti-propagande et anti-désinformation que les organisations de journalistes pourraient utiliser
  • Développer les partenariats multi-secteurs entre les universitaires, les journalistes et les structures d'intérêt général.

[Lire aussi : Comprendre les combats judiciaires de la journaliste Maria Ressa]

Au Mexique, l'ennemi numéro 1 du président ? La presse

Juan E. Pardinas, directeur éditorial en chef du groupe médiatique Reforma au Mexique, dit que lorsque Andres Manuel Lopez Obrador est devenu président en 2018 avec une marge inédite, il a neutralisé ses opposants politiques. Il a donc eu besoin d'un nouvel ennemi et a choisi la presse.

Pendant ses 20 premiers mois au pouvoir, M. Lopez Obrador (plus connu sous l'acronyme AMLO), a pris à parti Reforma suite à ses critiques plus de 200 fois, selon M. Pardinas. Le président parle de “la prensa golpista,” ou la presse qui tente de mener un coup d'Etat.

“AMLO dit que nous cherchons à détruire la démocratie”, raconte M. Pardinas.

Le gouvernement mexicain, quel que soit le parti au pouvoir, a longtemps été la plus grande source de revenus publicitaires du pays. Le gouvernement a historiquement fléché ces revenus vers des médias sympathisants et les a retirés de ceux qui critiquaient les puissants. Un média sympathisant (que M. Pardinas n'a pas voulu nommer) a ainsi reçu des revenus publicitaires d'un montant de 18 millions de dollars US. Ce système asphyxie les voix indépendantes.

D'une certaine manière, les humoristes qui font de la satire du président exercent plus aisément que les journalistes, explique M. Pardinas. Les humoristes peuvent se concentrer à faire rire sur les déclarations ridicules, déroutantes ou fausses du gouvernement. Les journalistes, en revanche, doivent d'abord parler du discours officiel puis montrer pourquoi il est fallacieux. A ce moment-là, le public a déjà cessé d'écouter.

Plus de réglementation gouvernementale ?

Durant la session de questions-réponses, les participants ont discuté de la responsabilité des plateformes de réseaux sociaux comme WhatsApp, Facebook, Instagram et Twitter vis-à-vis des contenus qu'ils publient.

Ces plateformes récoltent énormément de revenus publicitaires mais une bonne partie des contenus est fausse et/ou diffamatoire. Contrairement aux médias, dans la plupart des pays, ces plateformes n'ont pas d'obligation légale de contrôler les contenus publiés.

M. Dávila dit que WhatsApp est un "réseau social obscur" au Brésil, car il n'est pas possible de tracer un contenu à sa source ultime.

M. Erdelyi n'est pas enthousiaste à l'idée de laisser au gouvernement la charge de contrôler les mensonges qui se propagent sur les réseaux sociaux dans son pays comme le gouvernement lui-même est à l'origine de la mésinformation et de la désinformation. Il est cependant favorable à la dénonciation de "comportements inauthentiques", qui correspond à la dissimulation d'acteurs politiques derrière des faux personnages ou des avatars.

Mme Kingsbury a voulu terminer la table ronde sur une note positive. Ainsi, les intervenants ont ré-affirmé leur engagement envers leur public de leur fournir une information de confiance, et ce malgré les attaques menées à leur encontre.

M. Dávila dit que les journalistes ne doivent pas se positionner en opposants du pouvoir mais, “Il nous faut agir sans crainte.” Il a clos l'événement avec une citation du rédacteur en chef du Washington Post Marty Baron: “Nous ne sommes pas en guerre. Nous sommes au travail."


Cet article a été initialement publié par James Breiner sur son blog, "James Breiner: Entrepreneurial Journalism." Il a été republié sur IJNet avec son accord.

Image principale sous licence CC par Unsplash via Sergey Zolkin.