Rares sont les journalistes comme Victor* qui s’autocensurent pour la bonne cause. Le JRI supprime en effet de lui-même certaines de ses images avant de les envoyer à sa rédaction : "Lorsque je vois Edouard Philippe se gratter le nez lors d’un congrès, ou quand Valérie Pécresse fait un sourire niais, je sais que ce genre d’images fait le tour du monde et je ne veux pas rabaisser la personne. Ce sont des êtres humains, ils ont leurs failles", explique le jeune homme.
"Je préfère qu’on les attaque sur leurs idées plutôt que sur leur image", ajoute-t-il. Victor coupe également certaines interviews pour éliminer les fautes de français de ses interlocuteurs : "Quand j’interroge une femme précaire qui ne peut pas payer sa facture énergétique, je ne veux pas qu’elle se sente en plus ridicule. Je préfère qu’on s’intéresse au message des gens plutôt qu’à leur façon de parler", explique-t-il.
Si Victor a la conscience tranquille, ce n’est malheureusement pas le cas de nombre de journalistes confrontés à l’autocensure. Frustration, dépression voire honte, l’autocensure est souvent pour les journalistes un mal tabou qui les consume. Pourtant, certains s’autocensurent pour des questions de sécurité, pour protéger leur vie, celle de leur famille, de leurs sources voire de leurs collègues. D’autres s’autocensurent pour éviter des difficultés supplémentaires, qu’elles soient économiques ou juridiques.
L’autocensure des journalistes : conséquence de pressions psychologiques
En 2007, Le Conseil de l’Europe publiait une étude sur les pressions dont sont victimes les journalistes. Réalisée par Marilyn Clark et Anna Grech, deux spécialistes de l’Université de Malte, cette étude montre que sur les 940 journalistes interrogés, 69 % ont déjà subi des violences psychologiques (intimidation, menaces, humiliation), 43 % ont été victimes d’intimidation de la part de groupes politiques et 35 % par la police. "Il est évident que l’autocensure – reconnue comme étant une menace sérieuse à la liberté d’expression et au journalisme – est courante dans le journalisme et peut être la conséquence d’une expérience d’ingérence injustifiée et/ou de peur", peut-on lire dans le rapport. Selon ce document, les journalistes sont également souvent tentés de pratiquer l’autocensure pour "éviter de créer des conflits, contrarier un public particulier ou engager une action en justice… ".
Clément* qui écrit régulièrement sur l’Iran est confronté à cette situation : "J’écris en étant conscient des lignes rouges des autorités iraniennes, car si le papier va trop loin, je risque de ne plus avoir de visa et de ne plus pouvoir retourner dans le pays (…) or y aller permet de ressentir les choses. Je ne veux pas être blacklisté", explique-t-il. Une situation qui ne l’empêche pas d’écrire en contrebalançant les différents témoignages et en étant attentif à bien nuancer son article : "Mais je n’écris jamais sur les droits de l’homme en Iran", précise le journaliste.
Sélection biaisée des témoignages par le rédacteur en chef, modification systématique de ses articles…pendant son stage de fin d’étude, Marie* de guerre lasse, s’est également autocensurée. "Je me suis autocensurée directement pour éviter des brimades du rédacteur en chef (…) je n’ai pas changé ma façon de penser mais j’ai changé ma façon d’écrire pour coller à la ligne éditoriale. (…)", regrette la journaliste de 23 ans.
"Ça me foutait en l’air de me dire que je ne pouvais pas faire mon métier. (…) J’avais l’impression de mentir au lecteur", s’exclame-t-elle.
À la fin de son stage, Marie était franchement soulagée.
Pression économiques et financières
Mais parfois partir n’est pas simple, car l’autocensure peut également être motivée par des pressions économiques et financières. C’est le cas de Thomas* jeune journaliste très intéressé par les questions de sécurité et surtout de violences policières. Depuis sa sortie d’école, il écrit pour un média spécialisé qui traite de la sécurité mais est obligé de s’autocensurer :
"Étant donné que le lectorat est plutôt de droite, certains sujets ne passent pas", regrette-t-il. Au début le jeune homme faisait des propositions mais, face au refus de sa rédaction, il a abandonné : "Je ne propose même plus alors que ça m’intéresse. (…) C’est extrêmement frustrant et il y a une certaine incohérence à ne pas parler de certains sujets concernant les violences policières dans un média qui traite de la sécurité", affirme-t-il.
Thomas le reconnaît, même si ce travail reste précaire, il reste dans la rédaction pour des raisons économiques : "Je pense à partir mais je n’ai pas d’autres opportunités, ce serait bête d’être sans emploi", soupire-t-il.
Culpabilité et dépression
"Le pire ennemi du journaliste c’est l’autocensure", affirme Tristan Waleckx dans le premier épisode du podcast Médiatopia. Le présentateur de Complément d’enquête (France 2) pense qu’il y a "plus d’autocensure que de censure".
Il regrette que certains journalistes ne se lancent pas dans l’enquête par crainte de pressions : "Il ne faut pas se laisser intimider (…) se dire (…) mes chefs ne voudront pas que j’enquête là-dessus parce que c’est trop sensible, je n’arriverais jamais à vendre cette enquête parce qu’elle est trop sensible. Je pense qu’il y a plein de canaux pour diffuser des enquêtes (…) il ne faut pas être trop pessimiste (…)", affirme-t-il à la journaliste Anne Chirol.
Mais les situations des journalistes sont parfois très complexes. Elodie*, par exemple, aimerait se lancer dans une enquête au long cours pour dénoncer des agissements dans le milieu médical mais, étant elle même impliquée, elle est obligée de se censurer : "Je suis comme l’âne qui hésite entre le pot de grains et le pot d’eau", affirme-t-elle. "Je me sens coupable de ne pas faire sortir ce que je sais (…) j’ai l’impression de faire de la rétention d’information", déplore-t-elle.
En Côte d’Ivoire, Essi, lui aussi en a gros sur le cœur : "Je suis un peu déprimé, je me vois impuissant dans une situation où je pourrais apporter la vérité", déclare-t-il. Suite à la publication d’un article sur une personnalité politique, ce journaliste de 42 ans souhaitait faire un travail de décryptage : "L’article ne respectait pas les règles déontologiques et n’incluait aucun élément probant sur l’affaire, j’ai laissé un commentaire sur Facebook et un de mes proches qui connaît la personnalité politique incriminée m’a appelé pour me déconseiller de travailler sur ce sujet. Je n’ai pas peur, mais je suis embarrassé car mon proche va se sentir gêné et notre relation peut en prendre un coup", explique-t-il, désemparé.
L’autocensure : un tabou
Selon Pauline Adès-Mevel, porte-parole de Reporters sans frontières, "Il est très difficile d’évaluer le degré d’autocensure", notamment parce que les journalistes ont du mal à reconnaître quand ils s’autocensurent. Souvent, ils ont été témoins de pressions sur d’autres journalistes et craignent donc les répercussions de leur révélation : "Étant donnée la pression et la violence que certains journalistes ont subi, d’autres vont penser à deux fois avant de se lancer", explique-t-elle. Anthony Bellanger, secrétaire général de la Fédération Internationale des Journalistes, constate aussi énormément de cas d’autocensure : "On n’a pas de données mais des faits qui, mis bout à bout, donnent des données", affirme-t-il.
La situation des journalistes qui s’autocensurent n’est d’ailleurs pas tout à fait pareil selon les pays. Dans certaines zones, le journaliste risque sa vie, celle de sa famille et de ses collègues : "Nous avons un collègue en Biélorussie qui ne peut plus faire son travail sans risquer d’aller en prison, nous pensons à l’évacuer pour qu’il puisse continuer de faire son boulot depuis l’extérieur", explique Anthony Bellanger.
Certains journalistes sacrifient leur vie en refusant de s’autocensurer : "Nous connaissons un journaliste somalien qui affirme qu’il n’est pas question que les Shebab (groupe islamiste somalien ndlr) lui disent ce qu’il peut faire ou pas. Ces journalistes ont une forme d’engagement vis-à-vis d’eux-mêmes. J’ai perdu des collègues comme ça", regrette Anthony Bellanger.
Selon lui, les journalistes contraints de s’autocensurer cherchent avant tout à trouver des solutions pour arriver à écrire leur reportage, "C’est compliqué pour les consœurs et confrères de le dire, ils ne le disent qu’à demi-mot (…) lorsqu’ils finissent par utiliser le mot autocensure, c’est soit qu’ils sont partis, soit qu’ils s’arrêtent", constate-t-il. "Ceux qui continuent leur boulot supportent mieux la situation, les autres disent que "l’autocensure a gagné".
*Les prénoms des personnes interviewées ont été modifiés
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