Dans l'un des procès les plus suivis et les plus couverts de Turquie, le 25 avril, la 13e Haute Cour pénale d'Istanbul a condamné l'homme d'affaires et philanthrope Osman Kavala à la prison à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle et sept autres accusés à 18 ans de prison. Bien que M. Kavala soit prisonnier depuis près de cinq ans, le verdict a choqué ses soutiens. Incarcéré depuis octobre 2017, la détention provisoire de M. Kavala a franchi une étape importante en décembre 2019 lorsque la Cour européenne des droits de l'homme a estimé que son cas était politiquement motivé, et a exigé sa libération.
Les rapporteurs du Conseil de l'Europe préparent une procédure d'infraction contre la Turquie, l'un de leurs États membres fondateurs depuis 1950, dans un tournant décisif des relations entre l'Europe et la Turquie. Alors même que le Conseil de l'Europe prépare des sanctions sans précédent, utilisées une seule fois auparavant dans le cas de l'Azerbaïdjan, la désinformation des médias pro-gouvernementaux turcs et la censure des journalistes sont passées à la vitesse supérieure.
L’ampleur de la désinformation
"Avant l'arrestation de Kavala en octobre 2017, les médias pro-gouvernementaux donnaient des indices de ce qui allait arriver. Ils ont alimenté la suspicion du public sur les activités de Kavala", raconte la journaliste Banu Tuna, qui représente Hafıza Merkezi, l'organisation turque de documentation sur les droits humains. "Même après la condamnation, les campagnes de ciblage et de dénigrement des médias pro-gouvernementaux ont continué. Les étiquettes les plus fréquemment utilisées à propos de Kavala sont 'Soros rouge’, 'nourri par Soros', 'sponsor de Gezi', 'marionnette de l'Occident', [et] 'financier du terrorisme'."
Pendant ce temps, la Cour européenne des droits de l'homme a estimé que, dans le cas de Kavala, les preuves des enregistrements téléphoniques et de l'affiliation à une organisation sont maigres et illégales pour appuyer la théorie du gouvernement selon laquelle il a tenté de renverser le gouvernement pendant les manifestations du parc Gezi de 2013, ou pendant la tentative de coup d'État de 2016.
Amnesty International a qualifié l'affaire de "parodie de justice.” Dans sa déclaration finale en avril, M. Kavala a décrit le jugement comme un "assassinat judiciaire."
"Le procès de Gezi est important dans le sens où il met en évidence le développement de la polarisation sociale en Turquie. Et les éléments criminels sont encouragés par les récits des médias pro-gouvernementaux", dit la journaliste Şebnem Arsu, qui travaille en Turquie depuis les années 1990.
"Nous avons tendance à nous concentrer sur les noms connus. Il y a tellement de journalistes qui sont condamnés par les tribunaux ou persécutés que nous ne voyons pas. En Anatolie, des gens sont tués. Aussi sévère que soit la punition judiciaire à laquelle les journalistes sont confrontés, il y a aussi une punition qu'ils subissent dans la rue", déclare-t-elle.
Couvrir le verdict
Les journalistes progressistes turcs couvrent l'affaire qui oppose Kavala et la Turquie avec prudence tandis que leurs pairs pro-gouvernementaux titrent sur des spéculations.
Depuis son arrestation en 2017, une coterie régulière de reporters internationaux a assisté aux audiences de M. Kavala, de la BBC au New York Times, travaillant aux côtés de journalistes turcs, dont beaucoup représentent la majorité pro-gouvernementale. Le procès Kavala contre la Turquie n'est qu'une partie des procès de Gezi, les accusés étant notamment les journalistes Ciğdem Mater et Can Dündar. Malgré leur faible circulation, les médias locaux et indépendants se retrouvent sous la constante menace d'amendes arbitraires de la part du gouvernement.
"En Turquie, la plus grande source d'information est la télévision. Le conseil de la radio et de la télévision qui réglemente la diffusion télévisuelle inflige constamment des amendes aux médias indépendants. Il n'y a pas de garde-fous pour vérifier le fonctionnement de ces autorités. Elles choisissent de punir les médias indépendants pour tout type de couverture critique. Les [journalistes] s'autocensurent donc constamment", déplore Renan Akyavas, coordinatrice du programme Turquie de l'International Press Institute.
Mme Akyavas est intervenue pour travailler sur les procès de Gezi en réponse à l'inculpation de M. Dündar dans ces procès. Figure de proue du journalisme turc, aujourd'hui en exil en Allemagne, Can Dündar a déjà passé 92 jours en prison, a fait l'objet d'une tentative d'assassinat et risque la prison à vie pour avoir rendu compte du commerce d'armes de la Turquie durant la guerre civile syrienne.
Carolina Stockford, conseillère pour la Turquie auprès de PEN Norvège et responsable du Turkey Indictment Project, a déclaré que les procès du parc Gezi sont "une affaire importante pour la liberté d'expression en Turquie."
"C'est le pire procès que j'ai vu, et j'ai assisté à de nombreux procès de journalistes kurdes et turcs", souligne-t-elle. Le procès du parc Gezi s'inscrit donc dans un schéma plus large de censure de la presse. "Avec la fermeture de 53 journaux en 2018, les autorités ont effectivement mis fin à la liberté de la presse en Turquie", ajoute Mme Stockford.
Néanmoins, la couverture des médias locaux indépendants se poursuit, courageusement, contre les flambées d'intimidation et de peur.
La censure du procès du parc Gezi
Au cours du procès de Gezi, l'innocence de 17 accusés a été prouvée par des observateurs indépendants tels que le Conseil de l'Europe, qui s'apprête à montrer que la Turquie a enfreint l'article 18 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui interdit l'utilisation du pouvoir politique pour manipuler les institutions civiques. Entre-temps, le gouvernement turc a infligé des amendes à des chaînes de télévision turques pour avoir rendu compte de cette affaire, notamment HalkTV, Flashaber et d'autres.
"Quatre chaînes de télévision turques critiques ont été sanctionnées par l'autorité de régulation des médias RTÜK parce qu'elles ont diffusé les déclarations de deux députés parlementaires de partis d'opposition", dit Özgür Öğret, représentant de la Turquie pour le Comité pour la protection des journalistes. "Ils ont critiqué le verdict. Même pour la Turquie, c'est un niveau jamais atteint jusque là, parce que ce n'était pas un journaliste qui critiquait le verdict, ce n'était pas un éditorial. Ils diffusaient tel quel ce que disait un député parlementaire."
Dans un exemple, après avoir couvert le procès de Gezi, le journaliste turc Ismail Saymaz a fait l'objet d'une enquête en terrorisme par les autorités turques. Cela s'est produit après que M. Saymaz a écrit des articles qui ont montré que l'un des juges du procès de Gezi était auparavant un candidat parlementaire potentiel du parti au pouvoir en Turquie, et que la femme du juge a témoigné qu'elle était associée au FETÖ, groupe que le gouvernement AKP accuse d'avoir organisé la tentative de coup d'État en 2016.
"Cela aurait dû être le travail des journalistes. Un journaliste n'aurait eu qu'à chercher ce type sur Google et il aurait découvert qu'il était un candidat potentiel au parlement pour le parti au pouvoir", dit Mümtaz Murat Kök, coordinateur des projets et des communications à la Media and Law Studies Association.
L'affaire Kavala contre la Turquie, et le procès de Gezi en général, illustrent l’ampleur des dégâts de la politique de l'homme fort en Turquie. Un tel mépris de la liberté d'expression est une démonstration de l'étau qui serre les journalistes turcs à la gorge, dans lequel l'emprisonnement ou sa menace sont utilisés pour faire taire les reportages critiques.
"D'après nos listes, il y a au moins quarante journalistes en prison actuellement en Turquie, ce qui crée un effet paralysant et influence la façon dont les journalistes font leur travail, car il y a des journalistes très impressionnants en Turquie", insiste M. Kök.
Photo de Badar ul islam Majid sur Unsplash.