Historiquement, les médias anglophones en Turquie ont couvert le commerce et la diplomatie. Ces dernières années, cependant, ils ont été de plus en plus cannibalisés par la propagande pro-gouvernementale nationale, suivant la tendance du paysage médiatique local.
Diffusé depuis 1961, le Hürriyet Daily News est le plus ancien journal anglophone encore imprimé en Turquie. Il avait autrefois la liberté d'émettre des critiques sur le gouvernement turc actuel et ses politiques. Cependant, la tentative de coup d'État de l'été 2016 et la purge médiatique politisée qui s'en est suivie ont conduit à un rachat du journal qui l’a vidé de son orientation de gauche, ses reportages d'opposition et ses valeurs laïques.
Le quotidien anglophone Today's Zaman, édité par des adeptes de Fethullah Gülen, l'homme accusé par le gouvernement turc d'avoir orchestré la tentative de coup d'État de 2016, a été une autre victime de cette purge, fermant ses portes la même année.
Ce ne sont là que deux exemples. Aujourd'hui, pratiquement tous les grands organes de presse produits et financés en Turquie sont pro-gouvernementaux. Les répressions qui ont commencé dans les bureaux des rédactions locales en langue turque ont fini par s'étendre au secteur des médias nationaux anglophones. Dans le sillage de la chute des médias indépendants dans le pays, les journalistes turcs se sont de plus en plus tournés vers les agences de presse étrangères. Certains ont renoncé à écrire en turc, préférant travailler en anglais.
"Actuellement, le seul bon journalisme turc proposé est financé par des agences de presse étrangères. C’est l’ironie aujourd’hui : si vous voulez être un bon rédacteur turc, vous ne devez pas travailler pour des entreprises de médias turques", remarque Kaya Genç, un journaliste qui a commencé à publier des articles et des livres en anglais au milieu des années 2000 après avoir travaillé en turc pendant une décennie. "Les journalistes de ma génération ont cette expérience traumatisante d'être non seulement virés de leur poste dans les grands médias, mais aussi de voir leurs archives retirées du web."
Les coulisses de l’actu
Parmi les citoyens turcs qui ont fait carrière dans le journalisme en écrivant en anglais, on trouve de nombreux professionnels qui naviguent dans les eaux profondes de la censure et de la propagande. Au cours de ce processus, certains n’ont plus tenu et ont fui la Turquie, comme Ceylan Yeğinsu, qui s'est installée à Londres après que ses reportages pour le New York Times lui ont valu des menaces de mort, des attaques dans les médias et une campagne de dénigrement de la part du président Erdoğan.
Mme Yeğinsu a rejoint le bureau d'Istanbul du Times en 2013, l'année des manifestations du parc Gezi, un autre pivot décisif pour la liberté des médias en Turquie. L'année suivante, l'infrastructure d'information pro-gouvernementale a lancé Daily Sabah, un média en langue anglaise, qui propose une version épurée et diplomatique du programme populiste et conservateur du gouvernement. Le Daily Sabah, et dans une moindre mesure le Hürriyet Daily News mentionné plus haut, sont actuellement les équivalents les plus proches du contenu des médias turcs traditionnels, s'ils étaient en anglais.
Bien que les médias anglophones locaux ne publient pas autant d'antisémitisme, de discours haineux et de désinformation volontaire que ceux en langue turque, ils ont d'autres problèmes. L'absence de vérification des faits et d'autres lacunes de gestion éditoriale contribuent à favoriser la propagande nationaliste.
Les journalistes turcs travaillant pour des publications étrangères ne sont pas non plus à l'abri des pressions politiques. "Nous voyons des journalistes indépendants qui travaillent pour des médias néerlandais, allemands, etc., avoir des problèmes avec les autorités turques, car ils ne bénéficient pas de protection suffisante", explique Nazlan Ertan, qui couvre fréquemment des questions sensibles telles que les violences faites aux femmes et la Convention d'Istanbul pour Al-Monitor, un observateur critique de gauche de la Turquie dont les bureaux se trouvent à Washington D.C. "Ils ne bénéficient pas de la protection de l'institution à laquelle ils appartiennent, simplement parce qu'ils ne sont pas considérés comme des employés. Dans les zones grises de la Turquie, cela peut devenir très risqué."
Au-delà des faits
Afin de revitaliser le journalisme long-format anglophone en Turquie, Diego Cupolo, collègue de Mme Ertan à Al-Monitor, porte une newsletter, Turkey recap, qui rassemble la couverture anglophone de la Turquie. L’équipe de Turkey recap compte un certain nombre de journalistes turcs, dont Gonca Tokyol, qui a beaucoup écrit en anglais. "Pour moi, il ne s'agit pas d'écrire plus librement ou de moins m'autocensurer, mais plutôt de faire du journalisme conforme aux normes internationales. Il est presque impossible de le faire en turc", dit-elle.
Depuis son lancement en octobre 2019, au lendemain de l'occupation militaire du nord de la Syrie par la Turquie, M. Cupolo a façonné le ton satirique et la variété des sujets couverts par les bulletins de Turkey recap. "Nous essayons de comprendre ce qui se passe autour de nous, car l'écosystème de l’actualité est tellement restreint et limité. Nous n'avons pas accès aux sources principales", déplore M. Cupolo.
Pour les journalistes en Turquie, peu importe leur langue de travail, approcher des contacts gouvernementaux ou maintenir des relations de longue date avec des sources est un défi, à la suite de la purge des médias de 2016. "Maintenant, il y a comme une agence de relations publiques pour le gouvernement. Les gens n'essaient plus d'avoir le gouvernement, ils s’adressent à l'agence de RP. Ce n'est pas une bonne façon de faire du journalisme", affirme M. Genç.
Lorsqu'on évalue ce qui reste des publications anglophones indépendantes opérant en Turquie, l'émergence de Duvar English en 2019 a été une rare lueur d'espoir au milieu d’une période sombre pour la presse libre locale. Mais lorsque sa première rédactrice en chef Cansu Çamlıbel a démissionné en octobre dernier, elle a invoqué les nombreuses "poursuites grotesques" engagées contre leurs journalistes, qu’ils soient turcs ou étrangers.
Faire parler le vide
Une lueur sur l'horizon morose du journalisme anglophone turc est bianet, un réseau national décentralisé de journalistes et de rédacteurs. Volga Kuşçuoğlu supervise sa division anglophone avec plus de 250 articles par mois. Axé sur les communautés sous-représentées, les questions LGBTQ+ et l'environnement, ce média financé par la Suède s'intéresse principalement aux droits humains.
"Je crois que les médias traditionnels, qui sont essentiellement les médias pro-gouvernementaux en Turquie, essaient de paraître ‘moins pro-gouvernementaux’ dans leurs pages anglaises", explique M. Kuşçuoğlu. "Je pense que les médias étrangers ont tendance à exagérer les choses sur la Turquie, que ce soit de manière positive ou négative."
Les médias anglophones en Turquie continuent de servir de source d'information majeure en Turquie et à l'étranger, y compris les derniers organes pro-gouvernementaux et les institutions étrangères critiques. Au vu des élections nationales de 2023 qui s’annoncent instables, le secteur de l'actualité anglophone en Turquie devrait connaître davantage de mutations systémiques erratiques. Le changement est certain, mais reste encore à savoir si, rétrospectivement, les journalistes du futur seront en mesure de regarder et examiner le journalisme de la Turquie d'aujourd'hui.
Photo de Xiaoyi Huang sur Unsplash