Grâce aux archives digitales, les kenyans se réapproprient leur histoire

6 févr 2023 dans Médias sociaux
Un groupe de trois personnes assises sur un banc

Au cours des dernières décennies, les Kényans se sont rendus compte du révisionnisme historique à l'œuvre depuis l'époque de l'occupation britannique. De nombreux livres d'histoire du pays n’offrent pas une vision complète des années qui ont précédé et suivi l'indépendance, tandis que les récits des générations plus anciennes qui se sont battues pour l'indépendance et ont été témoins des débuts de la nation sont moins souvent transmis.

Dans un effort de préservation de leur histoire, la génération kényane actuelle s'efforce de combler ces lacunes grâce à l'archivage numérique sur les réseaux sociaux. Voici quelques comptes Twitter qui ouvrent la voie :

African Digital Heritage

Déterminée à concilier sa formation en informatique avec sa passion pour l'histoire, l'archiviste numérique Chao Tayiana Maina a fondé African Digital Heritage (ADH), une organisation à but non lucratif basée à Nairobi qui crée des méthodes numériques pour interagir de manière critique avec le patrimoine africain. L'un des points forts de son processus d'archivage est la création d’outils et de cartes en 3D de sites historiques au Kenya.

ADH utilise les réseaux sociaux de trois façons : pour communiquer son travail à sa communauté, pour faire connaître des récits qui ont été supprimés et marginalisés en raison d'un manque d'accès du peuple aux archives, et pour collecter des histoires perdues auprès du public. "Les réseaux sociaux ont été un moyen de faire vivre ces histoires [oubliées]. La façon dont on nous a appris à interagir avec l'histoire à l'école nous a donné l'impression que les archives et les musées étaient plutôt destinés aux étrangers ou aux touristes, explique Mme Maina. "Nous partageons donc des archives textuelles, des vidéos, des audios, des films et autres pour les rendre accessibles au public."

Musée du colonialisme britannique

Depuis que Mme Maina a co-créé la page Twitter du Musée du colonialisme britannique (MBC) en 2017, dans le prolongement de son travail d'archivage avec ADH, celle-ci a amassé plus de 12 000 abonnés. Fruit d'une collaboration entre des bénévoles au Royaume-Uni et au Kenya, il s'efforce de présenter un récit plus véridique de l'histoire du colonialisme britannique au Kenya. Le compte y parvient en interrogeant des anciens qui ont survécu au colonialisme et en photographiant des sites qui servent de preuves des récits cachés de l'occupation britannique dans le pays.

"Nous avons démarré ce projet comme un défi à l'idée de ce que pouvait être un musée", se souvient Mme Maina. "Même si nous avons dû nous contenter d’un espace en ligne par manque de fonds, nous nous positionnons également en miroir face à l'expérience traditionnelle et stérile du musée, où l'on n'est pas autorisé à toucher quoi que ce soit. On traverse sobrement un bâtiment en s'arrêtant brièvement pour lire les plaques placées à côté des peintures, des sculptures ou des objets exposés, puis on sort."

Le MBC a récemment franchi la frontière numérique pour organiser des expositions physiques afin de présenter ses trouvailles au Royaume-Uni et en Afrique.

HistoryKE

En 2015, Fred*, passionné d'histoire et de photographie, a été incité par ses amis à créer le compte Twitter HistoryKE sur la base de ses connaissances de l'histoire du Kenya.

"J'ai lancé un groupe Facebook pour les membres de la diaspora qui partageaient des souvenirs et des faits sur l'Afrique de l'Est. Puis je suis passé à ma propre page. J'ai décidé d'ouvrir des comptes Instagram et Twitter également, et puis, ce qui s’en est suivi appartient à l'histoire", dit-il.

L’atout du compte Twitter de HistoryKE est la capacité de Fred à raconter des histoires par le biais de fils Twitter. L'un de ses fils les plus partagés porte sur le massacre de Kedong de 1895, au cours duquel des membres de la tribu Maasai ont tué des centaines de Kikuyu et de Swahili.

"La plupart de mes contenus sont vus par des personnes de moins de 30 ans. C'est pourquoi j'ai choisi les réseaux sociaux. Si vous cachez vos connaissances sur un site web, les Kenyans ne les liront pas, mais si vous les publiez directement sur les plateformes sociales, elles peuvent devenir virales", explique-t-il.

Depuis, Fred a collaboré avec les Musées nationaux du Kenya, l'Ambassade des États-Unis au Kenya et le collectif de théâtre Too Early for Birds. Il espère que les histoires qu’il relate seront adaptées en animations à l'avenir, afin de pouvoir toucher un public encore plus large au Kenya et à l'étranger.

Geography of Kenya

Au cours des trois dernières années, les résidents de Nairobi Mohamed Boru et Albert Gicheha ont exploré le Kenya et partagé leurs découvertes sur leur compte Twitter, Geography of Kenya. Grâce à une combinaison de cartes, de recherches sur Internet et de travail sur le terrain, MM. Boru et Gicheha ont créé des fils Twitter qui étudient les spécificités géographiques du pays d’un point de vue humain. L'objectif est d'être "une vitrine des caractéristiques géographiques du pays et de la manière dont elles façonnent les vies kényanes", selon les fondateurs.

MM. Boru et Gicheha ont choisi Twitter comme plateforme pour deux raisons : "Premièrement, Twitter a fil d’actu chronologique, ce qui permet d'être visible et d'augmenter le nombre de fans de manière plus organique que sur Instagram, par exemple", précise M. Boru. "Deuxièmement, Twitter attire un public plus intellectuel qui semble correspondre au type de contenus informatifs et courts qui accompagnent nos photos et nos vidéos."

Néanmoins, les deux hommes ne souhaitent pas se limiter à Twitter. "Nous avons lancé des mini-documentaires sur YouTube", disent-ils. "Nous avons [également] fait des progrès significatifs dans l’optique de produire des documentaires vidéo sur la géographie et l'histoire du Kenya, [ce qui était] notre objectif dès le départ."

Les défis

Bien que ces comptes continuent à lutter contre le révisionnisme historique et à informer les jeunes générations de leur histoire, ils sont confrontés à plusieurs défis du fait de leur lien aux réseaux sociaux. Tout d'abord, ces archivistes numériques ne sont pas rémunérés pour leur travail. La plupart ont un emploi à plein temps ; l'archivage est leur projet passion.

Le vitriol en ligne dirigé contre les comptes ou leurs propriétaires est également un problème, indique Fred. Les 42 tribus du Kenya ont parfois des histoires et des avis politiques litigieux, par exemple au sujet des événements entourant la rébellion Mau Mau, qui a conduit à l'indépendance du Kenya. Cela peut prendre la forme d'affirmations selon lesquelles ces récits promeuvent certains agendas politiques. "D'après notre expérience, de nombreux [Kenyans sur Twitter] ont des opinions tranchées sur l'histoire du Kenya, plutôt réactionnaires, et s'opposent à de nombreuses choses", continue-t-il. "Une méthode qu’ils utilisent pour cela est de chercher le 'contexte' ou de citer le 'manque de contexte' pour rejeter un post ou un fil de discussion."

Il existe également de grandes lacunes dans l'histoire lorsqu'il s'agit d'événements particuliers. Les documents et photographies coloniaux ont souvent peint les Kényans autochtones comme des sauvages, plutôt que comme des personnes ayant un mode de vie différent. Aujourd'hui, de nombreuses photos et documents sont soumis à des droits d'auteur, ce qui empêche le libre partage de ces récits inestimables.

Le travail d'archivage numérique sur ces comptes a cependant été largement positif et continue à se développer, avec d’autres acteurs comme historykenya101, kenya_archives et KResearcher, par exemple. "L'absence de bureaucratie dans ce processus éditorial a conduit à la création de contenus diversifiés qui montrent différentes facettes du Kenya, au-delà des sujets habituels", remarquent MM. Boru et Gicheha. "Cette diversité de contenu, sa grande portée et la nature kényane de celui-ci contribuent à construire une identité nationale et un sentiment d'appartenance à notre pays."


*Cette personne préfère rester anonyme car elle travaille pour une entreprise mondiale de la tech.

Photo d’Iwaria sur Iwaria.