"En tant que freelance, le mot 'congé' n'existe pas"

30 mai 2022 dans Etre freelance
Une femme se balade dans la nature

L’information ne s’arrête jamais, les pigistes non plus, ou presque. Pour que le public soit toujours au fait de l’actualité, les médias ont recours à des journalistes extérieurs lorsque leurs salariés ne sont pas assez nombreux ou en vacances. Les journalistes pigistes ou indépendants/freelance selon les pays, travaillent sur de larges amplitudes horaires. Au point parfois de renoncer aux vacances, pour beaucoup. 

"Je suis bien consciente de servir de 'bouche trou' pour certains, mais je m'en moque, s'ils paient", confie Ingrid, une journaliste pigiste basée en Normandie, en France. Elle ne prend quasiment pas de vacances, de peur de perdre des piges. La seule fois où elle a refusé du travail, c'était au décès de sa mère en 2013. "Par contre, je prends des week-ends. J’emporte alors mon ordinateur et je réponds comme si j’étais chez moi." 

Selon une enquête menée en mai 2021 par le Crédoc (Centre de Recherche pour l'Étude et l'Observation des Conditions de Vie), seuls 42 % des Français envisageaient de partir en vacances, soit une baisse de 15 points par rapport à 2014, date de la dernière enquête. Pour de nombreux travailleurs touchés par la crise sanitaire, le principal obstacle au départ reste le coût financier. Un journaliste pigiste de par son mode de rémunération (il est payé à l’article), perçoit un salaire variable d’un mois à l’autre selon ses commandes. Les vacances représentent un luxe que beaucoup ne peuvent se permettre.

Stephan Ferry travaille pour des magazines nationaux traitant de questions environnementales. Le pigiste français de 52 ans résume ses conditions de travail en deux mots : "précarité totale". Depuis une dizaine d'années, il vit de remplacements, de piges et de l'allocation de solidarité spécifique (l’ASS est une aide accordée quand on a épuisé ses droits au chômage, elle s’élève à 516,30 €). Il ne prend pas de vacances ou alors très rarement :

"Quand financièrement, vous flirtez en permanence avec la ligne rouge, vous ne partez pas en vacances. C'est aussi simple que cela." 

Même son de cloche du côté de Styve* : "En tant que freelance, le mot congé n'existe pas". Ce journaliste camerounais pige essentiellement pour l'agence de presse turque Anadolu. Il n’a pas de salaire fixe. Il est payé au "rendement", c’est-à-dire au volume d’articles rédigés, avec la pression qu’engendre ce type de rémunération. Il écrit au moins deux dépêches par jour sur le Cameroun, le Tchad, la Centrafrique et le Gabon. Si Styve ne souhaite pas indiquer son salaire, il précise qu’il gagne bien mieux sa vie que lorsqu’il était salarié dans des médias camerounais. Pour preuve, "j’ai déjà construit ma maison et acheté une voiture", annonce-t-il fièrement.

Question "d'organisation"

Si pour certains, vacances et pigiste ne vont pas de pair ou difficilement, pour d’autres, il s’agit d’une question d’organisation. Tristan de Bourbon-Parme pige depuis Londres pour La Croix, La Tribune de Genève et La Libre Belgique :

"En tant que correspondant, on n’a pas de compétition, ça change tout. Quand je pars en vacances, je trouve un remplaçant au cas où il y a une grosse actu. Et quand je reviens, je retrouve mon travail". 

Sa stratégie : partir pendant les périodes creuses. Tristan peut ainsi s’arrêter tout le mois d’août, 15 jours entre Noël et le Nouvel an, car "il ne se passe rien dans le pays". 

Elsa fait aussi partie des chanceux qui arrivent à s’offrir des vacances. Cette journaliste pigiste "par choix", collabore avec Télérama, Mediacités, Ouest France, Le Média social ou Le Monde des ados. Elle prend en général tout le mois d’août, et une semaine sur les 15 jours de vacances scolaires soit 9 semaines par an : "Je sais que c’est un énorme privilège et j’en ai bien conscience."

Comment s’organise-t-elle ? La journaliste de 39 ans admet qu’il est difficile en tant qu’indépendante de s’arrêter. "Je regarde mes mails et j’y réponds de temps en temps si je ne pars pas. Je ne coupe vraiment que quand je quitte ma ville, même si je vais à 200 km." Dans ce cas, elle prévient ses rédacteurs ou rédactrices en chef principaux de ses jours ou semaines off.

En France, les pigistes perçoivent une indemnité de congés payés calculée sur la base de 1/10 de leur rémunération. "Un de mes employeurs me versait ce montant en juin pour la totalité de mes piges de l’année. Cela représentait une belle somme qui me permettait de partir en vacances", se souvient Myriam Guillemaud-Silenko, secrétaire générale du syndicat national des journalistes (SNJ), en charge du pôle pigistes. 

Puiser dans ses économies pour payer ses vacances

C’est l’organisation mise en place par Elsa : "Je puise dans mes économies pour payer mes vacances. Cela demande d’anticiper de manière à travailler beaucoup sur le reste de l’année pour pouvoir mettre de l’argent de côté." "C’est un coup à prendre", ajoute Tristan de Bourbon-Parme, habitué lui aussi à faire ses calculs.

Myriam Guillemaud-Silenko, pigiste depuis 30 ans, explique : "Dans un monde idéal, on devrait faire ça. Mais, les pigistes qui ont peu de commandes ont déjà du mal à joindre les deux bouts, et les autres considèrent la paie qu’ils reçoivent comme celle du mois, pas celle de l’été prochain". 

Or, comme pour tout travailleur, les pigistes ont besoin de ce temps de repos. C’est ce qui permet à Elsa de tenir ce métier intense. Question de santé mentale. "Mails, téléphones, terrain, observations, interactions : je peux être très sollicitée et sentir que c’est trop. Si je n’ai pas de vacances, je risque l’épuisement professionnel".

Des coupures pourtant nécessaires 

Quant à Tristan qui n’a plus de week-end parce qu’il part en reportage, il reconnaît avoir besoin de grosses coupures pour ne pas exploser. Mais le journaliste ressent la pression de travailler tout le temps. Pourtant, il a un bon salaire : 4 000 € par mois. "La vie est très chère à Londres. L’école française et la crèche me coûtent 1 500 € par mois", détaille ce père de deux enfants.

Du côté de Stéphan Ferry, le peu ou l’absence de vacances a des conséquences immédiates : "lassitude, perte de sens, épuisement physique et moral à toujours devoir courir après des piges dont la rémunération n'est pas orientée à la hausse". 

Ingrid, elle, collabore avec les collectivités territoriales, qui la paient en salaire. Elle aussi gagne en moyenne 4 000 € par mois. Mais, ce salaire qui ferait rêver plus d’un pigiste lui coûte repos, sommeil, vacances, voire sa santé. Elle se réveille tous les matins à 5 h 30, même les week-ends. "Je m’impose ce rythme. On m'appelle à n'importe quelle heure, même le dimanche, je dis oui. Mon mari dit que je suis une machine à écrire. Mais je sais que ça ne durera pas, je suis K.O."


Photo sous licence CC via Unsplash, anthony-tran


*Le prénom a été modifié à la demande de l’interviewé