Cette start-up fait du journalisme de service en zone de conflit

par Sarah Scire
17 oct 2022 dans Reportage de crise
Manifestation contre la guerre en Ukraine

"Mon fils pourrait être mobilisé. Je panique. Qu'est-ce que je peux faire ?" "Est-ce que je peux passer la frontière avec une voiture qui n'est pas immatriculée à mon nom ?" "Est-il vrai que je ne peux pas être appelé à rejoindre l'armée si j'ai beaucoup de tatouages ?"

Telles sont quelques-unes des questions angoissées que Helpdesk.media reçoit par le biais de son service d'assistance. Au cours des neuf derniers jours, cette start-up (qui officie en langue russe) a reçu plus de 20 000 demandes, selon son fondateur. Une équipe d'une cinquantaine de personnes, qui travaille à distance et dans des bureaux à Riga, Kyiv et Tbilissi, y répond pour un public composé d'environ 60 % de Russes et 40 % d'Ukrainiens.

"Nous sommes une équipe conjointe de journalistes russes et ukrainiens, une situation unique dans les circonstances actuelles", souligne le fondateur Ilia Krasilshchik.

Ben Smith, cofondateur de Semafor et ancien chroniqueur média pour le New York Times, décrit Helpdesk comme "du journalisme de service pour les gens dans une zone de conflit" et estime que la start-up est "l'un des projets médiatiques les plus intéressants issus du conflit en Ukraine".

En plus de gérer un service d'assistance, Helpdesk publie des articles sur la guerre en Ukraine sur Telegram et Instagram. Le nombre de personnes qui se tournent vers ce média indépendant pour obtenir des informations est stupéfiant. Selon M. Krasilshchik, le compte Instagram de Helpdesk touche 2,5 millions d'utilisateurs par mois, tandis que son Telegram en touche 3 millions par jour. (Telegram est l'une des rares plateformes où les Russes peuvent accéder à des sources d'information indépendantes et a été l'application la plus téléchargée en Russie au cours des derniers mois).

 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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M. Krasilshchik a lancé ce qui est devenu Helpdesk peu après le début de la guerre en Ukraine (la version anglaise de ce site s’appelait War.evidence). Le fondateur est l'ancien éditeur de Meduza, l'un des principaux médias d'information indépendants en langue russe. Il s’était extrait temporairement du journalisme pour travailler pour Yandex, une société tech russe.

"J'ai compris que la seule chose que je pouvais faire à ce moment était de revenir aux médias", raconte M. Krasilshchik.

Mais, poursuit-il, il voulait aussi aider directement les gens.

"Et c'est un conflit éternel : vous ne pouvez pas combiner journalisme et activisme", dit-il. "Soudain, une idée nous est venue : lancer un projet 2 en 1. La première partie serait un média sur les réseaux sociaux ; nous comptions 15 ans d'expérience dans les meilleurs médias russes pour bien le faire. S’ajouterait à cela le Helpdesk, lancé par des spécialistes de l'assistance professionnelle que je connaissais de mes années Yandex. Cette seconde partie est du pur activisme. Mais dans un tel schéma, ces deux parties s'entraident".

Sans surprise, les questions les plus fréquemment reçues concernent les moyens d’échapper à la conscription au sein de l'armée russe. Lorsque le président russe Vladimir Poutine a annoncé la mobilisation militaire, Helpdesk a rapidement publié un guide numérique pour éviter la conscription ("N'oubliez pas que vous pouvez vous cacher en Russie, et que la guerre peut être bien plus dangereuse que les poursuites pénales et la prison"). Le guide a été tout aussi rapidement bloqué par le gouvernement russe. Néanmoins, Helpdesk continue de répondre aux questions individuelles et publie régulièrement des mises à jour sur la possibilité de fuir vers des pays tels que la Finlande, la Norvège, la Géorgie, la Biélorussie, la Mongolie, etc.

La semaine dernière, par exemple, le Telegram de Helpdesk conseillait d'éviter le poste de contrôle d'Ozinki, au Kazakhstan, car les voyageurs attendaient jusqu'à trois jours dans la file. Le délai à Komsomolsky était plus court, seulement "un jour environ", mais la plateforme indiquait aux lecteurs que la route après le poste de contrôle était "très mauvaise" et l'attente "très froide".

Pour les usagers de la plateforme en détresse psychologique, les opérateurs de Helpdesk suivent un cahier des charges précis pour apporter leur soutien. Si l'opérateur craint que la personne soit suicidaire, il peut proposer une aide psychologique professionnelle par l'intermédiaire d'une organisation partenaire.

En plus de sa présence sur les réseaux sociaux, M. Krasilshchik prévoit de lancer une application dans le courant du mois prochain, afin de développer un service de chat de Helpdesk.

"Inutile de lancer un site web : la Russie le bloquera en quelques jours", explique M. Krasilshchik. "En Russie, Internet est suffisamment rapide pour permettre de chatter, il n'y a donc aucun problème. L'objectif principal est de sécuriser ces conversations."

Il ajoute : "C'est pourquoi nous avons construit notre propre système de chat protégé par mot de passe. Nous n'avons pas d'authentification, c'est totalement anonyme, vous pouvez supprimer votre conversation quand vous le souhaitez. Et nous supprimons automatiquement toute la conversation dans les sept jours qui suivent la résolution d'une demande."

Pour des raisons faciles à deviner, Helpdesk ne recueille aucune information permettant d'identifier les personnes qui soumettent des questions. M. Krasilshchik ne connaît pas l'âge moyen, le genre ou le lieu de résidence des personnes qui lui demandent de l'aide ; il sait simplement que beaucoup sont terrifiés.

L'équipe de Helpdesk considère son journalisme – qui comprend des récits à la première personne de gens mobilisés contre leur gré et des preuves choquantes de torture dans des villes occupées par la Russie – comme un entonnoir qui permet à davantage de personnes de découvrir le service d'assistance proposé par Helpdesk.

"L’assistance nous donne la possibilité de comprendre ce qui se passe réellement avec les Russes et les Ukrainiens, ce qui est vraiment important. Presque aucun journaliste russe ne se trouve encore dans le pays", précise M. Krasilshchik.

Réunir les financements nécessaires a été difficile car Visa et Mastercard ont suspendu leurs opérations en Russie. L'organisation peut toutefois recevoir de l'argent de l'Ouest et a levé des fonds par le biais de la société de capital-risque North Base Media, basée dans le Maryland. Elle a récolté 1,6 million de dollars US jusqu'à présent et M. Krasilshchik prévoit un budget annuel d'environ 3 millions de dollars US.

"Pour l'instant, nous avons assez de fonds pour quelques mois", dit le fondateur. "Mais après le début de la mobilisation, nous avons dû embaucher beaucoup de nouvelles personnes, donc nous avons besoin de collecter plus d'argent d'urgence".


Cet article a d’abord été publié par Nieman Lab et a été republié ici avec leur accord.

Photo de Philbo 🇺🇦 sur Unsplash.