Les usages de la technologie dans le journalisme sont en constante évolution. Qu'il s'agisse du journalisme sur mobile, de la couverture de l'actualité sur Twitter et TikTok ou du data-journalisme, les reporters s'appuient dorénavant sur les nouvelles technologies pour faciliter leur travail et rendre leurs articles plus percutants et attrayants.
Aujourd'hui, les grandes rédactions introduisent une nouvelle technologie dans leur travail, l'intelligence artificielle (IA). Les petites rédactions sont également intéressées par cet outil, même si elles ne peuvent pas encore le mettre en œuvre. Selon certaines prévisions datant de quelques années, 90 % des actualités seront rédigées par une IA d'ici 2025. En fait, vous avez probablement déjà lu un article sur le sport ou un compte rendu d'élection rédigé au moins partiellement par une IA.
L'IA désigne de manière générale toute technologie qui simule l'intelligence humaine : extraction de modèles à partir de données, prédiction d'événements futurs et/ou adaptation des performances en fonction des erreurs passées. Toutes les IA ne sont pas futuristes : les logiciels de transcription, par exemple, utilisent l'IA pour reconnaître et générer des mots à partir d'un fichier audio.
L'IA ne vise pas à remplacer le travail des journalistes. Au lieu de cela, elle prend en charge des tâches répétitives, simples ou à forte intensité de données afin que les journalistes humains puissent se concentrer sur les sujets qui nécessitent une vision créative, une analyse multi-facettes et un bon discernement.
En 2019, Polis, le think tank sur les médias de la London School of Economics, et la Google News Initiative se sont associés pour créer l'initiative JournalismAI afin de promouvoir l'utilisation de l'intelligence artificielle par les journalistes. La bourse JournalismAI Fellowship a débuté cette année, dans le but de créer de nouveaux outils pour faciliter le travail des reporters.
Pour en savoir plus sur l'influence de l'IA sur le journalisme, j'ai interrogé Mattia Peretti, responsable de l'initiative, et Lakshmi Sivadas, responsable du programme de bourse, sur le programme de bourse, JournalismAI et la signification de ses projets pour l'avenir des rédactions.
Un réseau mondial
Le programme de bourse est issu d'une série de "Collab Challenges" que le personnel de JournalismAI a organisés entre 2020 et 2021. Selon M. Peretti, les Collab Challenges sont nés "naturellement", sans processus de candidature ni organisation formelle pour les personnes souhaitant y participer. De nombreux projets utiles basés sur l'IA ont été réalisés au cours de ces rendez-vous, dont beaucoup sont toujours disponibles en ligne. L'année suivante, le processus a été formalisé et modifié pour créer la bourse.
Alors que l'initiative Journalism AI est axée sur l'éducation des journalistes qui ne connaissent pas bien l'intelligence artificielle, le programme de bourses va plus loin en renforçant les compétences des journalistes qui utilisent déjà l'IA dans la rédaction.
"Ce que nous pouvons faire pour eux, grâce à la bourse, c'est les connecter à un réseau mondial de personnes de même niveau", raconte M. Peretti. "En les amenant à collaborer les uns avec les autres, nous pouvons les aider à accélérer l'adoption et la mise en œuvre de l'IA, et montrer à tous les membres de notre communauté ce qui est possible."
Quarante-six journalistes différents ont été sélectionnés pour le programme. Au total, 16 pays sur six continents sont représentés dans la promotion. Compte tenu des problèmes qui se posent déjà avec l'apparition de préjugés raciaux et sexistes et de profilage racial envers les personnes de couleur, l'équipe de JournalismAI a fortement encouragé la diversité lors de la sélection des lauréats.
"Notre idée était que si nous faisions appel à des personnes représentatives des principales populations du monde, elles pourraient reconnaître le type de biais qui existent dans les jeux de données actuels", explique Mme Sivadas. "Ainsi, dans les systèmes qu'ils construisent ou développent grâce à la bourse, ils sont en mesure d’identifier où les préjugés influencent le processus de développement, et de les atténuer."
Les avantages de l’IA
L'objectif principal de la bourse est de créer un logiciel intégrant l'IA au profit des rédactions et de leurs équipes dans le monde entier. Contrairement à OpenAI ou à DeepMind de Google, dont les recherches sont axées sur la création d'une intelligence artificielle générale, c’est-à-dire un logiciel qui fonctionne comme un cerveau humain indépendant, les projets de JournalismAI sont tous des outils qui nécessitent la contribution ou la supervision de journalistes humains.
La plupart de ces projets visent à faciliter l'un des trois domaines de l'information décrits dans le rapport 2019 de JournalismAI : la collecte d'informations, la production de contenu ou la diffusion du contenu fini à un public.
Chacun de ces domaines présente des opportunités intéressantes pour le journalisme. Les IA de collecte d'information peuvent identifier les tendances et suivre la récurrence de sujets donnés ou d'événements. Elles peuvent également sourcer des informations, par exemple en collectant et en citant des articles de divers médias qui traitent tous de la même question. Les IA de production d'information, qui créent du contenu, peuvent rédiger des articles en forme de listes ou décliner des articles pour différents publics en une fraction du temps qu'il faudrait à un humain pour le faire. Enfin, les IA de diffusion de l'information prennent en compte les données fournies par les consommateurs pour que les nouvelles aient plus d’impact : elles trouvent les publics susceptibles d'être intéressés par le contenu d'un média, suivent le comportement des lecteurs et personnalisent le flux d'actualités pour que les lecteurs voient ce qui les concerne le plus.
"Il n'y a pas un seul étudiant en journalisme qui a décidé de suivre cette voie professionnelle parce qu'il mourait d'envie de passer au crible des documents PDF jour après jour", ironise M. Peretti. "C'est quelque chose que l'apprentissage automatique fait très bien, et je pense que nous devrions être enthousiastes à l'idée de pouvoir bénéficier du soutien de logiciels qui font toutes ces choses pour nous."
Parmi les mentors des équipes de cette année figurent Ines Montani, co-fondatrice et PDG de la société de logiciels Explosion ; David Caswell, ancien chef de produit de BBC News Labs ; et plusieurs membres du Knight Lab de Northwestern University. Les mentors répondent aux besoins en matière de vérification des faits, de compétences techniques avancées et autres.
“Nous n'avons pas préparé une liste de mentors et dit aux boursiers : ‘Voici vos mentors, travaillez avec eux’, car nous ne savions pas encore ce sur quoi les équipes voulaient travailler. Nous avons donc essayé de trouver des experts qui pourraient les aider pour le cas spécifique qu'ils traitent", explique M. Peretti. "Nous partons des besoins de nos équipes."
Garantir des pratiques responsables
Dix projets sont issus de la bourse cette année. Parmi eux, citons Attack Detector, qui vise à détecter les discours de haine à l'encontre des journalistes et des militants écologistes en espagnol et en portugais, et Parrot, qui identifie et mesure la propagation des médias créés par l'État. Ces deux projets, ainsi que tous les autres, seront présentés au festival JournalismAI début décembre.
M. Peretti précise que tous ces projets sont conçus dans un souci d'utilisation éthique de l'IA. Aucun d'entre eux n'est destiné à fonctionner sans supervision humaine et le responsable pense qu'il serait "extrêmement dangereux" de permettre une utilisation non supervisée à l'heure actuelle.
"Le mot que nous utilisons encore et encore est 'responsable'", souligne M. Peretti. "Je suis motivé par ce que je vois dans l'industrie et j’ai envie de croire qu'une partie de cela est due au travail que nous faisons. Mais nous devons continuer à insister sur [l'utilisation responsable de l'IA] si nous voulons vraiment que l'IA soit une force du bien pour le journalisme."
Mme Sivadas estime que l'IA est de plus en plus répandue dans les rédactions du monde, et qu'elle sera bientôt inéluctable. Elle a cité une ancienne participante au 2020 Collab Challenge, Michaëla Cancela : "Vous pouvez choisir de faire partie des personnes qui prennent des décisions sur la façon dont elle sera utilisée, ou vous pouvez rester les bras croisés et la regarder détruire les systèmes et les pratiques éthiques sur lesquels le journalisme a été construit."