Comment les journalistes peuvent se réinventer et s’adapter au marché du travail ? Telle a été la question au cœur du 52e webinaire organisé par le Forum de Reportage sur la crise sanitaire mondiale du Centre International des Journalistes (ICFJ). Pour en discuter, le responsable du forum Kossi Balao a reçu Patrick White, professeur de journalisme à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
La crise sanitaire causée par la pandémie de COVID-19, le manque de financement, l’effondrement de la publicité comme modèle économique, la crise des médias, les mutations technologiques, l’intelligence artificielle – toutes ces circonstances changeant totalement la pratique du journalisme à travers le monde ont obligé les acteurs de l’information à s’adapter.
La logique devient se réinventer ou disparaître. M. White se veut pourtant optimiste – ainsi promeut-il un message positif sur l’avenir du journalisme donnant raison de continuer à espérer. "La crise des médias, elle est permanente. Elle n’est pas temporaire", dit-il.
D’où la nécessité pour les journalistes voués à ce noble métier de se réinventer dans le marché très compétitif qu’est le journalisme. Cela suppose d’innombrables enjeux à gérer, des virages à faire et des stratégies à appliquer pour rester en vie dans le journalisme. En voici les clefs, selon Patrick White :
Retour physique dans les salles de nouvelles
Avec l’expansion mondiale de la pandémie de COVID-19, le télétravail est devenu la norme. Une situation privant de nombreux médias de leur salle de rédaction donc de toute la dynamique y relative. Le télétravail réduit considérablement l’émulation des journalistes entre eux, croit Patrick White. Les rencontres sur Zoom, notamment, comportent toutes des limites. Pour un grand nombre de journalistes, il est difficile de travailler à la maison avec des enfants, le conjoint, la conjointe.
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"Dans notre métier, il est question de confidentialité des sources. Souvent à la maison, la connexion Internet est moins sécurisée qu’au travail. Il y a des enjeux de cybersécurité", explique le professeur, ajoutant qu’il y a de plus en plus de cyberattaques un peu partout dans le monde.
Ce qui prouve plus que jamais que la salle de rédaction est quelque chose d’irremplaçable. "C’est l’une des grandes pertes des 16 derniers mois", regrette-t-il. C’est la fermeture d’un grand nombre de salles de rédaction de façon permanente, en particulier aux Etats-Unis. Ainsi, plaide-t-il pour un retour physique des journalistes dans les rédactions. "Le journalisme a sa place dans une salle de rédaction où il y a des interactions entre le desk, les photographes, les recherchistes, les comités de rédaction, les vidéastes, les patrons et les stagiaires", a-t-il souligné.
Multitâche
Un autre enjeu soulevé par le fondateur, éditeur et rédacteur en chef de Huffington Post au Québec, c’est la question d'être multitâche. "Le journaliste de 2021 dans le monde, fait le travail de 4 personnes il y a 25-30 ans. Il y a des limites au multitâche", affirme-t-il.
Le COVID-19 a forcé un virage numérique très profond au sein des salles de nouvelles. Avec les technologies qui se développent, on est capable maintenant de réaliser des transcriptions d’entrevues basées sur l’intelligence artificielle. On peut automatiser certaines tâches.
Il y a des limites à la pression et au stress qu’on peut mettre sur un journaliste. "On est dans un contexte où le multitâche est très exigeant pour les jeunes journalistes – même pour ceux qui sont en fin de carrière ou en début de carrière", argue le spécialiste.
Il parle du grand virage qu’il y a pour des contenus documentaires, des contenus longs formats autant audio et vidéo. Parmi les formats les plus prometteurs, il parle de l’audio – dont les podcasts. Mais, pense-t-il, ce n’est pas rentable en ce moment. "L’avenir passe par les contenus de haute valeur ajoutée que ce soit le texte, audio et vidéo. Mais c’est l’audio et la vidéo qui ont le vent en poupe", explique M. White.
Le retour sur le terrain
Il y a des limites au virtuel. Le journaliste est un peu les yeux du public. Il doit aller à la rencontre des gens sur le terrain. C’est important que les journalistes soient sur le terrain plus que jamais en respectant bien évidemment les consignes sanitaires qui vont nous suivre encore longtemps, croit le journaliste.
"On peut faire des appels, des Zooms, mais le rôle du journaliste est d’être sur le terrain à parler à des gens, à assister à des congrès, à être en personne au Parlement, au palais de justice, être sur le terrain durant la campagne électorale, poser des questions aux citoyens …", avance-t-il.
La technologie
L'intelligence artificielle pourrait réaliser entre 8 et 12 % du travail de journalistes au cours des prochaines années, rapporte M. White. On pourrait automatiser des tâches routinières, par exemple, les résultats sportifs. Les programmes de logiciels informatiques ou des applications d’intelligence artificielle rédigent des papiers de 2-5 paragraphes. C’est extrêmement brut, des dépêches routinières.
Ces logiciels ne vont pas voler le travail des journalistes. "Les journalistes vont se concentrer sur des des travaux à haute valeur ajoutée. On parle de journalisme de solutions, de journalisme d’enquête, de grands dossiers, de grands reportages de collaboration internationale comme les Panama Papers, comme les Luxembourg Papers. On veut que ces journalistes-là, fassent de grands entretiens. En gros, faire la différence avec le côté routinier du travail", estime l’ex-correspondant de Reuters.
Celui qui a été en agence pendant 11 ans, soutient qu’une partie de ses tâches durant son expérience professionnelle auraient pu être faites par un robot.
La formation continue
La formation continue des journalistes est un enjeu très important, prêche l’ex dirigeant du Journal de Québec. Au Québec, il y a une loi qui oblige les entreprises à dépenser 1 % de leur masse salariale chaque année en formation. "Former nos journalistes à faire du montage vidéo, comment faire un bon podcast … Des cours d’éducation aux médias dans les écoles primaires et secondaires peuvent être importants pour aider à combattre la désinformation auprès des jeunes."
Il faut revoir aussi le rôle des écoles de journalisme. On doit viser la qualité. Ainsi, parle-t-il des notions comme une bonne culture générale d’un candidat, parler au moins deux ou trois langues, comprendre la protection des sources, être formé pour comprendre les défis de l’IA en journalisme, les espoirs suscités par certaines technologies. "Il faut toujours se former", dit-il, rappelant les propos de son père professeur qui disait souvent "Nous sommes des éternels étudiants. Nous sommes condamnés à étudier et à être meilleurs toute notre vie".
Il faut de la formation continue pour bien écrire, pour penser, pour améliorer le storytelling de nos reportages, comment produire des contenus intéressants pour les lecteurs, les podcasts, les vidéos. "La formation continue va demeurer une clef pour moi pour réinventer et adapter le journalisme au marché du travail en constant changement en raison des pressions du marché du travail et en raison des pressions de la technologie qui évolue à un rythme hallucinant", admet-il.
La spécialisation
Plus loin, pour être compétitif sur le marché du travail, le professeur conseille la spécialisation. "L’avenir des médias va passer par la spécialisation ou l’hyperspécialisation", affirme l’ex-responsable de La Presse Canadienne, ajoutant que le public va de plus en plus vers des sites d’informations hyperspécialisés.
Un site local, hyper local, dans les quartiers. Il rappelle que qu’à Montréal, il y a des sites d’information dans chaque quartier, dans chaque arrondissement. "Je crois qu’on va aller de plus en plus vers des sites locaux, hyper locaux d’informations", pense-t-il. Evidemment, on va avoir besoin de financements du gouvernement par exemple. Des financements qui viennent des Etats. Que ça soit le gouvernement fédéral et municipal ou le gouvernement provincial.
Pas moins de 60 millions de dollars ont été dégagés au Canada pour la création de postes de journalistes dans des déserts d’information. "Cela s’est aggravé dans les 16 derniers mois. 3 000 postes de journalistes ont été supprimés au Canada depuis un an. Aux Etats-Unis, c’est encore plus dramatique", déplore-t-il.
La collaboration
Il encourage la collaboration avec d’autres médias. Il prend en exemple, une région du Togo où il n’y a pas de journalistes de l'AFP ou de l’agence de presse nationale – on pourrait compter sur les radios, télés locales et journaux pour collaborer. Donc, faire un partage de journalistes, un échange de contenus entre les divers médias.
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"Même si nous sommes des concurrents, dans certains cas on pourrait faire un échange de textes, de contenus à l’amiable", croit le professeur de journalisme de l’Université du Québec à Montréal. Il pense qu’on peut partager des coûts pour l’envoi de journalistes pour les JO par exemple. Il estime qu’on peut partager des coûts pour les correspondances à l’étranger entre médias nationaux en France, en Afrique, au Canada – ce serait déjà un bon début.
Il préconise aux journalistes de travailler en collaboration au sein de leur média. Collaborer avec les ingénieurs informatiques, les représentants de vente publicitaires, du marketing, penser à différents types de newsletters, ce qu’on va mettre dans le paywall d’un média, les contenus à haute valeur ajoutée.
C’est important peut-être de faire une réunion de rédaction – où l’on peut avoir une personne de vente, de l’informatique, du marketing. On peut faire du brainstorming quelques fois par semaine pour penser à de meilleurs contenus et à des stratégies à mettre en place.
Enfin, il incite à la collaboration des médias avec les universités. Il plaide pour la diversité culturelle dans les médias."Très important pour développer des produits, des cours et des formations. Trouver de bons étudiants pour les bons emplois. Il faut penser à des centres de recherche en journalisme", croit-il.
Milo Milfort est un journaliste d’investigation multiprimé vivant à Haïti. Il coordonne Enquet’Action, média d’enquête dans ce pays des Caraïbes. En 2021, il finalise un Master en Management des Médias à l’ESJ Lille de France.
Photo télétravail en Islande, via Unsplash sous licence CC, Kristin Wilson