Au Nigeria, à l’approche des élections, les attaques contre les journalistes augmentent

20 oct 2022 dans Liberté de la presse
Elections au Nigéria, en 2019

Alors que la liberté de la presse recule au Nigeria, les journalistes sont de plus en plus attaqués. À l'approche des élections générales de 2023, les journalistes qui couvrent la politique font l'objet de menaces de la part des autorités et de détentions arbitraires, entre autres pratiques inquiétantes

Adesola Ikulajolu, journaliste et fact-checkeur nigérian, n'oubliera jamais le jour où il a été harcelé par des agents du Département de la sécurité de l'État (DSS) à Osun, dans le sud-ouest du Nigeria. Alors qu'il effectuait un reportage sur les élections au poste de gouverneur de l'État pour le Centre of Journalism Innovation & Development (CJID), un agent du DSS, qui était de service pour assurer l'ordre, interroge M. Ikulajolu pour avoir pris des photos d'électeurs dans le bureau de vote.

"Les agents du DSS ont pris mes téléphones et ont effacé certaines des photos que j'avais déjà prises. Ils étaient prêts à me mettre dans leur fourgon si je ne coopérais pas avec eux. [Au final], ils m'ont rendu mon téléphone et m'ont demandé de quitter les lieux immédiatement", raconte M. Ikulajolu. 

Cette rencontre l'a saisi de peur : "J'ai lu des histoires et vu comment le DSS traite les gens. S'ils m'avaient choisi, je ne sais pas ce qui se serait passé. La peur était là mais je n'ai pas arrêté de travailler, je devais continuer à observer et à couvrir l’événement."

Le cas de M. Ikulajolu n'est pas rare. Ces dernières années, on constate une augmentation considérable du nombre d'agents de sécurité qui agressent, arrêtent et poursuivent des journalistes et des organisations médiatiques. Si ces attaques ne sont pas un phénomène nouveau, les journalistes s'en inquiètent davantage depuis quelques mois.

Un rapport de 2019 publié par la Coalition for Whistleblowers Protection and Press Freedom, une coalition pour la protection des lanceurs d'alerte et la liberté de la presse, montre que 352 cas de harcèlement contre des journalistes ont été recensés entre 1985 et 2019. L'année dernière, l’International Press Centre (IPC) a documenté au moins 40 incidents d'atteintes à la liberté de la presse contre 49 journalistes. Reporters sans frontières a classé le Nigeria 120e sur les 180 pays étudiés dans son rapport annuel. Selon l’étude, "le Nigeria est aujourd'hui l'un des pays d'Afrique de l'Ouest les plus dangereux et les plus difficiles pour les journalistes, qui sont souvent espionnés, agressés, arrêtés arbitrairement ou même tués."

Des menaces récentes envers les journalistes

En juillet, Omoniyi Feranmi, journaliste sportif pour le Premium Times Newspaper, est arrêté dans l'État d'Ekiti, dans le sud-ouest du Nigeria, alors qu'il effectuait un reportage sur les dernières élections pour le poste de gouverneur dans la région. M. Feranmi venait de filmer une bagarre entre électeurs et de l'envoyer à sa rédaction. Au moment de partir, il est arrêté par des agents de sécurité et accusé d'avoir lui-même déclenché la rixe. "Ils ont dit que c'était moi qui causait des problèmes dans ce bureau de vote. L'un d'eux est venu et m'a frappé. Ils ont menacé de m'emmener loin de ma famille. C'était comme si j'étais en enfer", dit-il.

En août 2020, Sikiru Obarayese, un journaliste nigérian du Daily Post est arrêté pour la première fois par des policiers lors d'un reportage qu’il menait incognito au sujet de l'application des restrictions contre le COVID-19 dans le sud-ouest du Nigeria. Selon les policiers, son seul délit est de prendre des photos d'eux en train de frapper des personnes qui avaient enfreint la réglementation sur les masques obligatoires.

En octobre 2021, M. Obarayese dit avoir de nouveau été harcelé par l'escouade spéciale anti-braquage nigériane alors qu'il faisait un reportage sur les manifestations contre les violences policières à Osun, dans le sud-ouest du Nigeria. Il est interpellé par l'un des agents pour avoir filmé les manifestations et se voit refuser l'accès à son téléphone et à d'autres possessions. Dans l'heure qui a suivi, il est accusé de "violation de la paix pour avoir filmé l'officier de police local". Le recours sera ensuite retiré et lui libéré.

"Avoir été attaqué deux fois est quelque chose qui m'affecte vraiment", raconte-t-il. "Parfois, lorsque je veux travailler sur un sujet, la peur d'être agressé revient. La plupart du temps, j'y réfléchis à deux fois. Cela me rend émotif par rapport à ce que je fais".

Si MM. Obarayese et Feranmi sont sortis indemnes de leurs rencontres avec les forces de l'ordre, les données du Comité pour la protection des journalistes (CPJ) montrent qu'au moins 12 journalistes nigérians ont été tués entre 1992 et 2021.

Assurer la sécurité des reporters

Selon la Commission électorale nationale indépendante, presque toutes les élections générales organisées depuis le retour à un régime civil en 1999 au Nigeria se sont accompagnées de violences. À l'approche des élections de 2023, les journalistes plaident pour une protection accrue de la part des services de sécurité de l'État afin de pouvoir faire leurs reportages en toute sécurité. "Les journalistes sont généralement les premiers [à être] visés car ils [sont] considérés comme les yeux du peuple. Tout est possible, mais ‘Sécurité avant tout’ devrait être le mot d'ordre de tout journaliste couvrant les élections", affirme Kareem Azeez, observateur des élections pour le CJID.

"Les journalistes font leur travail ; les agents de sécurité doivent comprendre que le journalisme n'est pas un crime", souligne M. Ikulajolu. M. Obarayese souhaite que les agents de sécurité soient sensibilisés aux droits des journalistes, tels qu'ils sont définis par la loi nigériane, afin qu'ils puissent rendre compte des élections sans crainte de harcèlement ou d'intimidation.

Outre l'engagement des autorités, Lekan Otufodunrin, le directeur exécutif du Media Career Development Network, précise également que les journalistes doivent eux-mêmes être conscients de la sécurité lorsqu'ils font des reportages sur le terrain. "Lorsque les journalistes sont attaqués, les informations venant de cette zone sont saisies et c'est ce qui est pénible au Nigeria. Les journalistes ne bénéficient pas du plus grand respect. Beaucoup d'officiers de police ne savent même pas ce que dit la loi", déplore M. Otufodunrin.

"La protection des journalistes doit être prise au sérieux. Elle doit commencer par l'individu. Ils doivent effectuer des contrôles de sécurité pour s'assurer qu'ils ne s'exposent pas à des dangers inutiles", ajoute-t-il, en particulier ceux qui couvrent des zones instables pendant les élections et qui ne peuvent pas compter sur les forces de l’ordre de l'État pour leur sécurité.

Le rapport 2020 de l'IPC, intitulé State of Attacks on Journalists in Nigeria (Etat des attaques sur les journalistes au Nigeria), fait écho à ce besoin et recommande "la conception d'un manuel de sécurité, contenant des conseils actualisés pour identifier et signaler les menaces à la sécurité, à mettre à la disposition des journalistes et autres professionnels des médias".

"Les médias doivent se poser beaucoup de questions sur les raisons pour lesquelles [les attaques contre les journalistes] se produisent dans une démocratie", déclare Lanre Arogundade, directeur exécutif de l'IPC, au Reuters Institute. "C'est un fait que la liberté de la presse n'est pas correctement garantie dans ce pays".


Photo de Nnaemeka Ugochukwu sur Unsplash.