2020 a été une année difficile pour la presse magazine en France. Les ventes en berne, les crises successives de Presstalis, une des deux entreprises de distribution de la presse du pays, ont empêché les lecteurs de recevoir leurs magazines et affecté les chiffres d'affaires des titres concernés.
Dans ce contexte tendu, cet été, le magazine bimensuel français Society publie en deux parties les résultats d'une enquête qui a duré cinq ans. Le sujet ? Xavier Dupont de Ligonnès, disparu sans laisser de trace en 2011 après le meurtre présumé de sa femme, leurs quatre enfants et leurs deux chiens. Les journalistes de Society ont ainsi révélé de nouvelles informations concernant la relation malsaine entre M. Dupont de Ligonnès et sa femme, ses dettes et les conséquences de sa disparition sur ses deux meilleurs amis.
L'histoire de M. Dupont de Ligonnès fascine les Français depuis de nombreuses années. Elle a déjà été le sujet de plusieurs livres, articles et films. L'équipe de Society sait que l'enquête sera un succès et projette d'écouler 70 000 exemplaires de ces éditions spéciales du magazine, soit le double de ses ventes habituelles.
Le 23 juillet et le 6 août, Society publie son enquête de 77 pages et crée la surprise en vendant finalement 400 000 exemplaires des numéros en question. Les magazines d'été étant partagés entre plusieurs lecteurs, Franck Annese, le créateur et rédacteur en chef de Society, estime que le dossier a été lu par quatre à cinq millions de personnes.
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Un timing idéal
A l'arrivée des mois d'été, les lecteurs français sont lassés de n'entendre parler que du coronavirus. Pendant huit semaines, 74 % du temps d'antenne des chaînes françaises avait été consacré à la crise du COVID-19 selon une étude de l'INA en mars.
Durant la première semaine de septembre, l'institut Viavoice a sondé le public sur sa perception de la couverture médiatique du coronavirus. Les trois adjectifs les plus utilisés pour la décrire étaient "anxiogène" (56 %), "excessive" (45 %) et "catastrophiste" (28 %). "Utile" n'est arrivé qu'à la quatrième place.
Le public français veut changer d'air. Cette enquête criminelle aux personnages mystérieux et à l'écriture romanesque tombe à pic. Le dossier devait initialement sortir en avril, en pleine crise du COVID-19. Society choisi donc de le repousser. Ils ont bien fait.
Promouvoir le dossier
Depuis la création du magazine en 2014, Society mentionne régulièrement l'affaire Dupont de Ligonnès dans ses pages. En amont de la publication, plusieurs indices sont disséminés sur les réseaux sociaux, sans révéler le sujet de l'enquête.
Society s'appuie également sur une base de lecteurs fidèles mais la crise chez Presstalis au printemps ne les a pas épargnés. Suite aux publications devenues irrégulières, le magazine perd certains de ses lecteurs. Une newsletter éphémère gratuite est alors lancée pour attirer de nouveaux abonnés et recréer du lien avec les aficionados de longue date. Cette stratégie les aide à construire et fidéliser leur public en vue de la grande enquête de l'été.
Lorsque la première partie de l'enquête est sortie, elle devient virale grâce à la propagation du hashtag #XDDL, l'acronyme de Xavier Dupont de Ligonnès, rendu célèbre en 2011.
Les ventes étaient au rendez-vous et rapidement, le magazine était en rupture de stock partout en France. Les éditeurs de Society se sont réjouis du succès du dossier mais ont eu quelques difficultés à répondre à la demande.
Gérer les ruptures de stock
Des lecteurs se sont mis à revendre des exemplaires de l'enquête sur eBay. Les enchères sont montées jusqu'à 499 euros, soit plus de 100 fois le prix unitaire du magazine, vendu à 3,90 euros.
Pour aider les lecteurs à trouver le magazine, Society crée un Google Doc afin de référencer les kiosques où il était disponible. Selon M. Annese, 500 à 1 000 personnes ont consulté le document chaque jour.
A mesure que le magazine se faisait plus difficile à trouver, le hashtag #LookingForSociety devient un "trending topic" sur Twitter. Les utilisateurs ironisent : "Le Society sur Xavier Dupont de Ligonnès va devenir plus dur à trouver que Xavier Dupont de Ligonnès."
Le Society sur Xavier Dupont de Ligonnès va devenir plus dur à trouver que Xavier Dupont de Ligonnès ; le défi ultime étant de trouver Xavier Dupont de Ligonnès en pleine lecture du Society sur Xavier Dupont de Ligonnès
— Grégory Blachier (@GregoryBlachier) August 6, 2020
M. Annese explique qu'avoir sous-estimé le succès de l'enquête a été utile car la rupture de stock a fait monter le buzz et les kiosques étaient en demande du magazine. Il pense pourtant qu'ils auraient pu en vendre plus s'ils avaient mieux anticipé l'engouement des lecteurs.
Les enquêtes criminelles
Suite au succès de l'enquête, certains lecteurs ont soutenu que les ressources du magazine devraient être allouées à des sujets plus sérieux et moins sensationnels.
Hervé Brusini, journaliste français et directeur du Prix Albert Londres, n'est pas du même avis. "Si un sujet attire l'attention, pourquoi l'ignorer ?" dit-il.
Les enquêtes criminelles rapportent, et ce depuis les débuts des médias de masse en France il y a plus d'un siècle, selon le journaliste. Cependant, les techniques de reportages n'ont pas toujours été honnêtes. Les journalistes ont parfois inventé des faits divers pour leurs articles.
"Il nous faut réfléchir en termes de déontologie journalistique et s'attacher au respect fondamental de ces règles. Ensuite, on critique" ajoute-t-il, conseillant aux journalistes d'être précautionneux dans leur couverture de crimes et de mettre l'éthique au cœur de leur approche.
L'impact de ce succès
Les succès sont durs à reproduire et à pérenniser. Pourtant, il est évident que le nombre d'abonnés à l'édition papier et les ventes numériques de Society ont augmenté depuis les deux éditions spéciales de l'été. L'appli qui distribue Society est aujourd'hui la deuxième plus téléchargée en France. Le dossier Dupont de Ligonnès y est sans doute pour quelque chose.
M. Annese pense également que l'enquête a eu un impact sur le lien des lecteurs avec la presse écrite. "On a poussé les lecteurs vers leurs marchands de journaux. Ils se sont rappelés qu'ils existaient", dit-il. "On a essayé de casser une barrière et de recréer ce lien qui est en train de disparaître.
Aina de Lapparent est une journaliste freelance franco-catalane basée à Paris. Elle suit actuellement un master de journalisme à Sciences Po. Elle écrit pour Inside the Newsroom, une newsletter et un podcast sur l'actualité internationale, où elle produit des résumés hebdomadaires de l'actualité du Moyen-Orient. Elle s'intéresse à l'innovation dans les médias, au journalisme de solutions, à la société civile et au Moyen-Orient.
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