Se décrire comme “storyteller” n’est pas une bonne stratégie pour les journalistes

par Sarah Scire
6 avr 2022 dans Sujets spécialisés
Des piles de livres

Les journalistes donnent mauvaise impression au public lorsqu'ils se qualifient de "storytellers" ou conteurs d’histoires, selon une nouvelle étude.

Des chercheurs de l'université de Cincinnati ont constaté qu'environ 80 % des biographies Twitter basées aux États-Unis et comportant la mention "storyteller" appartenaient à des journalistes ou à d'anciens journalistes, notamment des journalistes du New York Times, de la BBC, de CBS News, d'Al Jazeera, de CBC News, de l'Associated Press, de Fox News, de NBC News, du Washington Post et de plusieurs chaînes de télévision locales. (Dans l'ensemble, la plupart des journalistes utilisant l'identifiant "storyteller" dans leur biographie ont une affiliation, passée ou présente, avec les informations télévisées). Les auteurs de l'étude, Brian Calfano, Jeffrey Layne Blevins, et Alexis Straka, ont également relevé la présence du mot "storytelling" dans les cours et programmes de journalisme des universités américaines.

"Il s'agit d'un terme destiné à refléter le processus très réel et créatif par lequel passent les journalistes pour transmettre des informations au public", explique M. Calfano. Son utilisation répandue semble "supposer que le public considère l'étiquette de 'conteur' comme un titre ou un attribut inspirant la confiance et le respect du public", comme le remarque l'étude. Mais est-ce le cas ? Il s'avère que la réponse est, catégoriquement, non.

Lors de l'expérience, un échantillon national de 2 133 adultes aux États-Unis s'est vu présenter un article de presse sur les ordonnances de zonage locales, un sujet sélectionné car il est "politique, mais généralement non partisan." La moitié du groupe a été informée que le journaliste auteur du papier "se décrit comme un ‘storyteller’ sur son profil LinkedIn." (Les auteurs ont choisi LinkedIn car ils craignaient que le fait d'évoquer Twitter ou Facebook ne "déclenche des réactions négatives de la part du public"). Le groupe témoin a vu le même sujet sur le zonage sans la note sur le journaliste et tous les participants ont ensuite répondu à un sondage.

 

 

Les résultats étaient cohérents et statistiquement significatifs. Les participants à qui l'on a dit que le journaliste s'identifiait comme un "conteur" étaient plus susceptibles d'être d'accord avec l'idée que le reportage était biaisé, que le site d'information avait mis l'accent sur le sensationnel, minimisé certains aspects de l'histoire et n'avait pas réussi à présenter tout le monde de manière équitable. Par ailleurs, les répondants pensaient davantage que le journaliste lui-même n’était pas objectif. (Pas génial !)

Il existe un large fossé partisan (qui ne cesse de s'élargir) en ce qui concerne la confiance accordée aux médias en Amérique, avec seulement 35 % des Républicains déclarant avoir au moins une certaine confiance dans les organes de presse nationaux. MM. Calfano et Blevins, deux des co-auteurs, disent que découvrir que le terme suscitait autant de réactions négatives chez les Républicains que les Démocrates était la partie la plus surprenante de leur recherche.

“Je pensais vraiment que l'opinion négative du terme ‘storyteller’ était le fait des Républicains, étant donné le lien étroit entre les fake news et la rhétorique de Trump", raconte M. Calfano. "Mais, comme nous le montrons dans l'article, les Démocrates sont tout aussi susceptibles d'avoir une vision négative du mot.”

Certains des résultats les plus frappants, pour moi, viennent des réponses ouvertes. Les participants devaient répondre à la question suivante : "Lorsque vous voyez le terme ‘storyteller’ utilisé pour décrire un journaliste, que vous vient-il à l'esprit ?" Ils ne se sont pas retenus. Sur 1 733 réponses, 67 % étaient négatives ou extrêmement négatives, tandis que moins de 13 % étaient positives ou extrêmement positives. Les réponses ont permis de dégager quelques thèmes communs : des déclinaisons du mot "inventé" sont apparues dans 264 réponses et de "menteur" dans 239 réponses.

Parmi les réponses négatives, on trouve des réflexions telles que : "Pour moi, le conteur est un menteur qui a reçu la bonne formation" et "J'ai l'impression qu'il va inventer une histoire. Comme un conte". (Les auteurs ont précisé qu’un certain nombre de réponses marquantes comportaient du langage plus grossier).

D'autres réponses étaient beaucoup plus conformes à ce que les journalistes espèrent invoquer lorsqu'ils se décrivent comme des conteurs : quelqu’un qui "raconte l'histoire si bien qu'elle vous attire" ou quelqu'un "qui peut bien décrire une histoire". Une réponse non publiée faisait référence à un présentateur de la chaîne ABC : "David Muir me vient à l'esprit quand je pense à un conteur. Il entre dans les détails comme peu d'autres peuvent le faire. A mon avis, je me sens informé sur tout sujet qu'il aborde."

"Mais pour chacune de ces évaluations positives, il y en avait trois ou quatre comme celle-ci : ‘Pinocchio’", souligne M. Calfano.

M. Calfano, un politologue qui s'est lancé dans l'information télévisée comme seconde carrière, a déclaré que son intérêt pour les journalistes qui se décrivent comme des "conteurs" est né d'une réaction viscéralement négative qu'il a eue en regardant une annonce de CNN qui utilisait cette expression. Il se souvient avoir associé ce terme au sensationnalisme et s'être dit : "Et si on faisait plutôt du reportage ?”

Les réseaux sociaux ont leur propre logique, et les journalistes sont soumis à des exigences professionnelles qui peuvent influencer la façon dont ils se présentent sur des plateformes comme Twitter. Les auteurs de l'étude pensent que, lorsqu'ils se qualifient de "conteurs" en ligne, les journalistes pensent avant tout à leur image de marque personnelle et aux autres membres des médias, plutôt qu'au grand public.

“Les annonces de recruteurs sur LinkedIn demandant des journalistes de télévision qui sont des ‘storytellers’ sont si courantes que j'en vois au moins une par jour en moyenne", dit M. Calfano. "C'est une preuve évidente que le 'storytelling' et le fait d'être un 'storyteller' sont des labels dictés par le secteur. C’est comme ça. Mais je suis étonné que personne dans le métier ne se soit arrêté pour réfléchir à la dynamique que ce terme implique pour un public conditionné à qualifier de 'fake news' tout reportage qui ne lui plaît pas".

"Il s'agit peut-être d'un exemple où la pensée collective du secteur se heurte à la réalité fondée du dictionnaire", ajoute-t-il.

J'ai demandé aux auteurs quels conseils ils donneraient aux journalistes qui travaillent sur leur biographie et leur présence en ligne, compte tenu des résultats.

"Réfléchissez bien à la façon dont le public pourrait percevoir les termes que vous utilisez pour vous décrire professionnellement. Le secteur de l'information télévisée peut faire fi des connotations autour du terme ‘conteur’, mais ne partez pas du principe que le public adhère à cette vision d'initié", insiste M. Calfano. "Cela est particulièrement vrai pour quiconque touche de près ou de loin à la couverture politique."


Cet article a d’abord été publié par Nieman Lab et a été republié ici avec leur accord.

Photo de Patrick Tomasso sur Unsplash.