Pourquoi les rédactions doivent développer une stratégie de santé mentale pour les journalistes climat

par Seigonie Mohammed
7 nov 2023 dans Reportage environnemental
La destruction d'infrastructures à cause du changement climatique

Quatre années se sont écoulées depuis le passage de l'ouragan Dorian à travers les îles des Caraïbes, mais certaines images de cette tempête continuent de me hanter. 

À notre arrivée dans les îles Abaco, au nord des Bahamas, en tant qu'équipe de CCN TV6 de Trinité-et-Tobago, nous avons été accueillis par une odeur chaude et nauséabonde. Les oiseaux brillaient par leur absence, tout comme les arbres. Le stress de travailler à proximité de lieux de décès, d'infection et de conflits persistants s'installait progressivement. Il ne s'agissait pas de ma première mission à l'étranger pendant la saison des ouragans dans les Caraïbes, mais c'était la première pour laquelle je me suis sentie mentalement non préparée.

Les journalistes sont fréquemment les premiers à réagir lors de grandes catastrophes climatiques. Notre rôle consiste à fournir des informations, même lorsque nous évoluons dans des environnements dangereux, bouleversants et à haut risque. Cependant, le fait d'être témoin de traumatismes peut avoir un impact sur nous bien après la fin de l'incident. En ce qui concerne les catastrophes alimentées par le changement climatique, nous sommes également confrontés à la perspective de couvrir les mêmes types de catastrophes de manière répétée, nous laissant avec un sentiment d'impuissance et d'impact amoindri.

Il est déjà reconnu que les journalistes de terrain sont exposés à des risques physiques dans l'exercice de leur métier, en particulier lorsqu'ils couvrent des guerres ou des conflits. De nombreuses rédactions dans le monde ont mis en place des procédures de préparation et de gestion des dangers liés à la couverture de ces risques et événements, sous forme de listes de contrôle régulières.

En revanche, la préparation en matière de santé mentale, en particulier pour la couverture des catastrophes liées au climat, est pratiquement inexistante. Il est grand temps de remédier à ce manque. Les journalistes affectés à la couverture de catastrophes climatiques devraient se voir fournir des listes de contrôle en matière de santé mentale, détaillant les mesures que leur rédaction prendra avant, pendant et après une mission potentiellement stressante. Le secteur doit également mettre en place un soutien pour aider les journalistes à faire face aux problèmes de santé mentale lorsqu'ils surviennent. En fin de compte, la communication sur la santé mentale, notamment l'anxiété et la dépression, doit faire partie intégrante de la culture des médias.

Il est bien établi que les journalistes peuvent subir des traumatismes psychologiques dans l'exercice de leur métier. De nombreuses études ont montré qu'au moins 80 % des journalistes ont été témoins d'un événement traumatisant, selon le DART Center for Journalism and Trauma. De plus, de nombreux journalistes ont vécu non pas un, mais plusieurs événements traumatisants au cours de leur carrière.

Par exemple, un article de 2019 sur les journalistes couvrant l'ouragan Harvey a révélé que 20 % des journalistes ont développé un syndrome de stress post-traumatique (SSPT) lié à la tempête, tandis que 40 % ont manifesté des signes de dépression. Pourtant, il est courant de supposer que les journalistes ne sont exposés à des événements traumatisants que dans le cadre de certains types de reportages, comme la couverture de crimes mortels ou de conflits armés, par exemple.

Il est malheureusement vrai que la santé mentale reste un sujet tabou dans de nombreux médias et régions du monde. Lors d'un récent TechCamp Bridgetown pour les journalistes des Caraïbes à Miami, en Floride, nous avons discuté du fait que de nombreux organes de presse ne proposent pas de services de soutien psychologique à la suite de catastrophes météorologiques ou d'autres événements traumatisants. De nombreux journalistes caribéens avec lesquels j'ai échangé ont partagé leur expérience de garder ces traumatismes pour eux-mêmes et de chercher des moyens de gérer le stress de manière autonome.

Pourtant, il est important de noter que les reportages sur les catastrophes deviennent de plus en plus fréquents dans les médias des Caraïbes. En effet, le changement climatique rend ces événements plus fréquents et plus intenses : il y a simplement plus de tempêtes, de sécheresses graves et de catastrophes. 

Ce jour-là, alors que mes collègues et moi survolions les îles des Bahamas dévastées par l'ouragan, le silence s'est installé parmi nous. Nous avons travaillé sans relâche pendant trois jours, relatant les efforts du personnel d'intervention d'urgence et capturant les images des personnes évacuées par bateau et avion pour échapper aux zones les plus durement touchées.

L'image de l'île où l'ouragan a touché terre reste gravée dans ma mémoire. Les habitants sanglotaient en français et en anglais, se cramponnant à leurs proches et à tout ce qu'ils pouvaient trouver. De nombreuses personnes se tenaient sous le soleil brûlant, scrutant le ciel en quête d'un signe d'espoir. Aujourd'hui encore, je me demande si les questions que j'ai posées lors des entretiens ont pu aggraver la situation déjà précaire de tant de personnes.

Il est fréquent que de nombreux journalistes hésitent à chercher de l'aide lorsqu'ils en ont besoin, car ils estiment que les personnes qu'ils couvrent endurent des souffrances bien plus grandes. Ils se sentent coupables d'être émus par ce qu'ils ont vu, pensant que la situation d'autrui est bien pire. Cette culpabilité, cependant, ne diminue en rien l'impact d'un événement traumatisant. Elle entrave simplement la possibilité pour les reporters de recevoir de l'aide et complique leur processus de guérison.

De retour sur notre île après avoir couvert l'ouragan, nous avons été félicités par nos collègues pour notre excellent travail, mais il n'y avait aucune culture de la prise en charge de notre bien-être. Les échéances approchaient rapidement, et d'autres tempêtes menaçaient déjà à l'horizon. Dans les jours qui ont suivi, nous n'avons reçu aucun soutien psychologique officiel, à l'exception du réconfort que nous nous sommes mutuellement apporté en discutant brièvement de nos expériences. Je portais en moi mon angoisse et je rappelais à mes collègues de rester forts, car le travail n'était pas encore achevé.

Même si certaines personnes dans les Caraïbes perçoivent la santé mentale des journalistes comme un sujet tabou, il est possible de changer cette situation. Il existe des mesures simples que les rédactions peuvent prendre pour reconnaître l'impact que cela a sur leur personnel et les aider à faire face à ces défis. En créant une liste de contrôle pour la santé mentale, les responsables peuvent s'appuyer sur les mesures qu'ils ont déjà mises en place pour gérer les risques physiques. Ils peuvent également se tourner vers des ressources comme le DART Center et reconnaître l'impact des catastrophes non seulement sur les journalistes et les équipes de terrain en première ligne, mais aussi sur les monteurs vidéo et les rédacteurs de contenu au bureau, qui visionnent des séquences difficiles.

Les journalistes spécialisés dans le climat jouent l'un des rôles les plus cruciaux au sein de la société civile : informer le public sur la manière dont le réchauffement climatique influence leur vie quotidienne et menace leur sécurité. Cependant, les journalistes sont aussi des êtres humains. Nous avons besoin de soutien et de compassion, comme tout un chacun.

 


Photo par NOAA sur Unsplash.
Cet article a été publié à l'origine par le Reuters Institute for the Study of Journalism. Il a été republié avec l'autorisation de l'Institut.