Médias en ligne en Haïti : entre révolution numérique et défis d'encadrement

12 juin 2024 dans Journalisme multimédia
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Avec l'essor d'Internet dans les années 2000, le nombre de médias en ligne en Haïti a considérablement augmenté, passant de deux à plus d’une centaine en 2024. Ce phénomène a transformé le mode de consommation d’informations de la population. Une étude menée par l’Institut PANOS en collaboration avec Internews en 2020, intitulée "Évaluation de l’écosystème d’information de Port-au-Prince", a révélé que 98 % des 222 participants utilisent Internet pour obtenir des informations.

Si certains considèrent ces "pure players" (médias existant uniquement en ligne) comme un atout dans le paysage médiatique du pays, d'autres estiment qu'ils sont en grande partie responsables du désordre informationnel avec des titres trompeurs, des fausses informations ou de la désinformation. Guerking Souffrant, PDG de Passion Info Plus, fait partie de ceux qui vantent le mérite des médias en ligne pour leur accès immédiat à l’information en temps réel. “Les médias en ligne sont un package : il faut vous enregistrer, créer un site web et avoir d'autres plateformes sur les réseaux sociaux pour relayer les informations. Une personne ne peut pas dire qu'elle a un média en ligne si elle possède uniquement une page Facebook ou un compte pour partager des contenus", affirme le journaliste.

En Haïti, il existe des "telephonemen," des personnes qui, avec leur téléphone, relaient des contenus qui souvent ne répondent pas aux normes du métier de journaliste. Cette pratique contribue au désordre informationnel. Guerking Souffrant soutient que certaines personnes utilisent Facebook comme un business pour créer des contenus de toutes sortes afin d’augmenter leur audience et de gagner de l’argent. "Une personne n'est pas obligée d'être journaliste pour se livrer à cette pratique." Cependant, dans la perception du public, ces individus sont souvent considérés comme des journalistes.

Eddy Trofort, rédacteur en chef de Haiti Press Network, un des pionniers des médias en ligne en Haïti, pense que le développement anarchique de journalistes en ligne dévalorise le métier de journaliste avec des “pratiques non professionnelles.” Toutefois, il fait mention d’une autre face de la médaille. "Avec l’expansion des médias en ligne, la rétention de l’information a pris un sérieux coup. La circulation de l’info empêche les organes officiels de mentir sur certains faits. Avec un téléphone intelligent, on transmet rapidement l’info et les officiels ne peuvent que réagir sur le constat,” soutient-il.

Médias en ligne : régularisation et éthique

Godson Lubrun, président de l’Association Haïtienne des Médias en Ligne (AHML), estime que l’État doit établir un cadre légal pour régulariser ce secteur en concertation avec la société civile. "Le propriétaire d'un média en ligne n'a, à ce jour, aucune formalité légale qui lui permettrait d'exister et de fonctionner comme média en ligne. De plus, l'État ne définit pas les critères d'éligibilité pour accéder à la profession de journaliste en Haïti. Cette absence de cadre légal pour les médias en ligne et pour les professionnels du journalisme constitue le principal enjeu," explique-t-il.

Eddy Trofort souligne que la formation des journalistes des médias en ligne devrait précéder l’établissement d’un cadre légal. "Pour les médias traditionnels, il y a autant de dérives que dans le secteur moderne des communications en ligne," croit-il. Le journaliste propose aux organisations de presse d’organiser des séances de travail pour élaborer des textes législatifs en collaboration avec des professionnels du droit et de la sociologie pour améliorer l’offre d’information.

Guerking Souffrant partage cet avis. Selon lui, les associations des médias doivent former les journalistes sur divers sujets, notamment la désinformation, la mésinformation et le traitement de l’information. Godson Lubrun ajoute que cette formation doit responsabiliser les professionnels et les outiller pour faciliter la participation des citoyens aux affaires publiques. "Il est aussi important de les former sur des sujets concernant le bien commun, qui ne sont pas l’apanage des décideurs uniquement," souligne-t-il.

L’AHML, la structure que dirige Godson Lubrun, compte 32 membres. Durant le second semestre de l’année 2024, elle prévoit d’organiser des activités pour, entre autres, continuer à renforcer la capacité des journalistes haïtiens par la formation, doter les journalistes des médias en ligne de matériels et équipements de protection en matière de couverture médiatique en milieu dangereux, soutenir des initiatives visant à l'adoption d'un cadre légal pour les médias, et faire un plaidoyer pour une presse en ligne responsable.

Défis spécifiques des médias en ligne en Haïti

Les médias en ligne en Haïti font face à deux principaux défis : le financement et la qualité de l’internet. En raison de la mauvaise perception des médias en ligne par beaucoup, les institutions commerciales sont sceptiques quant à leur portée commerciale et préfèrent financer les médias traditionnels. De plus, la mauvaise qualité de l’internet en Haïti impacte leur travail, entraînant souvent des retards dans la mise en ligne des informations. En dépit de ces défis, les médias traditionnels et en ligne cohabitent et s’influencent mutuellement. Beaucoup de médias traditionnels constatent que leur public est fragmenté et cherchent à maintenir une présence en ligne pour rester pertinents.

Pour que les médias en ligne en Haïti puissent réaliser leur plein potentiel tout en garantissant la qualité de l’information, il est essentiel de mettre en place un cadre légal approprié, de promouvoir la formation continue des journalistes et de sensibiliser le public sur l'importance de l'éthique et de la déontologie dans le journalisme. Seule une approche concertée entre l’État, les médias et la société civile permettra de répondre efficacement aux défis actuels et futurs du paysage médiatique haïtien.


Photo de Heather Suggitt sur Unsplash