Interroger l'objectivité journalistique : le point de vue de Lewis Raven Wallace

par Wessam Hazaymeh
14 sept 2020 dans Diversité et inclusion
Portrait de Wallace par Katherine Webb-Hehn of Scalawag

En 2017, Lewis Raven Wallace a été licencié d'une radio publique après avoir publié sur son blog personnel un article intitulé “Objectivity is dead, and I’m ok with it”, ou "l'objectivité est morte, et ça me va comme ça". Ces employeurs estimaient que ce billet était en désaccord avec leur engagement éthique, en particulier leur attachement à l'objectivité et à la neutralité. M. Wallace avait une opinion différente mais n'a pas eu l'occasion d'en débattre avec eux.

L'article a mis fin à son parcours au sein de cette radio, mais pas à sa carrière. Dans les années suivantes, M. Wallace s'est positionné exclusivement sur les questions de neutralité, d'éthique, de morale et de vérité dans le journalisme. Il a lancé un podcast et écrit un livre, tous deux sous le nom “The View from Somewhere” (La vue de quelque part), qui visent à interroger cette notion d'objectivité et trouver comment le journalisme peut se transformer pour ne plus exclure les voix de populations en marge.

M. Wallace a également fondé Press On, un organisme qui prône le Movement journalism, ou "journalisme de mouvement", pour soutenir les récits des communautés du Sud des Etats-Unis  – M. Wallace vit en Caroline du Nord aux Etats-Unis – et combattre leur exploitation par les médias traditionnels.

"Le 'journalisme de mouvement' part du principe que les personnes les mieux placées pour raconter une histoire sont celles qui font partie de la communauté qu'elle concerne ou celles qui œuvrent à trouver une solution pour leurs problématiques", explique-t-il. "Un autre aspect du 'journalisme de mouvement' est un engagement constant pour l'analyse du pouvoir et de l'oppression. En tant que journalistes de mouvement, je ne pense pas que nous adhérions à une politique ou une doctrine en particulier mais nous sommes attachés à favoriser la libération collective à long terme."

Dans cette interview avec M. Wallace, nous discutons d'objectivité journalistique, du futur du journalisme et plus encore.

IJNet : Qu'est-ce que l'objectivité selon vous ?

Wallace : Quand je pense à la définition de l'objectivité, je la vois de deux manières. La première recouvre les pratiques journalistiques utilisées pour produire des papiers avec vérité. La deuxième est une performance des journalistes de ce qu'être neutre ou impartial voudrait dire. Bien souvent, ces deux faces de l'objectivité, la recherche des faits d'une côté et la mise en scène de l'impartialité ou de la neutralité de l'autre, sont mélangées. Cela fausse beaucoup la discussion.

Vous avez été licencié pour avoir écrit un article qui ne correspondait pas aux standards fixés par votre employeur en termes de "journalisme impartial". Aujourd'hui, les journalistes du monde entier doivent couvrir des manifestations, les violences policières, le COVID-19 et toutes sortes de sujets. Comment peuvent-ils, ainsi que leurs rédactions, raconter ces histoires tout en gérant leurs propres valeurs et idéologies ?

Ma collègue et collaboratrice Ramona Martinez dit que 'l'objectivité est l'idéologie du status quo". Souvent, les rédactions "objectives" ou "impartiales" ne font pas le travail de savoir quelle est leur propre idéologie car elle est déjà en accord avec le status quo dans lequel elles s'intègrent. Ainsi, lorsque que quelqu'un, d'interne ou d'externe à la rédaction, vient interroger cet état de fait, c'est perçu comme un manque d'objectivité car cela dévie du status quo. Une fois qu'on a compris cela ainsi que le fait que toute personne agit à partir d'un point de vue idéologique propre (qu'elle en ait conscience ou non), une vraie conversation peut naître pour répondre à la question : "Quelles sont nos valeurs et comment celles-ci influencent-elles notre couverture des sujets ?"

Je pense que la notion qu'il serait possible d'être objectif ou impartial nous bloque beaucoup. Elle complique l'émergence de conversations de fond comme, "Quelles valeurs apportons-nous à des mouvements comme Black Lives Matter ? Est-ce une approche basée sur la solidarité ? Prenons-nous plutôt un point de vue d'acteur externe ? Si oui, pourquoi ? Que cela dit-il de la blanchité de notre structure ?"

 

Image of Wallace by photographer Andy Snow
Crédit photo : Andy Snow

Que pensez-vous des journalistes qui couvrent des sujets qui sont intimement liés à leur vie ?

Le privilège et l'accès sont peut-être les biais les plus dangereux car ils sont les plus cachés. En tant que personne blanche, j'ai très peu besoin de réfléchir à mon identité raciale, ou à comment ma blanchité influe sur mon point de vue. Toute personne racisée est née dans dans un monde qui la force à prendre conscience de sa condition raciale. Les personnes blanches naissent avec le luxe de ne pas avoir à le faire. Ce biais-là est le plus insidieux dans le journalisme.

[Lire aussi : Le racisme, chantier urgent des médias européens]

 

D'une certaine manière, je pense que la question devrait être inversée pour se concentrer sur les personnes puissantes et les biais qu'elles créent. Je travaille beaucoup avec une femme nommée Roxana Bendezú. Elle dirige Migrant Roots Media et publie des récits d'immigration et de migration écrits par des immigrants ou des descendants d'immigrants. Ce média explore les racines de ces phénomènes. Il y a deux entrées ici. La première est : "Examinons les causes fondamentales de la migration et pas que les histoires des personnes qui migrent." La seconde est : "Créons une plateforme pour des personnes dont c'est l'expérience, car ce sont elles qui en ont l'expertise".

Les écoles de journalisme enseignent encore souvent l'opposé de tout cela. Je trouve ça fou car on ne manque pas d'exemples et de traditions qui prouvent que les personnes avec une connexion directe avec un sujet non seulement peuvent, mais devraient, être celles chargées d'en faire le récit. J'espère que les écoles de journalisme et les organes de presse vont commencer à se rendre compte des conséquences de cette vision datée de l'expertise, de la fiabilité et de la crédibilité car elle est source d'oppressions.

Cela ne veut pas dire que seules les personnes transgenres devraient couvrir les thématiques liées à la transidentité ou que des personnes cisgenrées n'en seraient pas capables. Toutefois, les personnes trans ont une expertise de vie qui est sous-valorisée, dans le journalisme comme dans tous les secteurs.

Pensez-vous qu'un nouveau modèle de journalisme dans lequel la vérité n'est pas mesurée par "l'objectivité" est possible ?

Au sein de Press On, nous discutons du journalisme de mouvement et nous savons qu'il ne s'agit pas foncièrement d'un nouveau modèle. C'est un héritage de personnes comme Ida B. Wells qui faisait ses reportages dans le cadre du mouvement contre le lynchage.

[Lire aussi : Paroles d'experts : Le COVID-19 et le reportage sur les communautés racisées]

 

Je pense que le journalisme de mouvement tente de mettre cela en lumière et de dire que les actions mises en place par la société civile pour donner aux gens l'information dont ils ont besoin pour changer leurs vies, c'est du journalisme. On a jusqu'ici mis cela de côté en disant, "c'est juste de l'activisme" mais on voit aujourd'hui que des gens comme Ida B. Wells ou Marvel Cooke étaient des journalistes. Ils ont été dépeints comme des activistes pour cause de racisme, de sexisme et à cause de ce biais qui existe contre les activistes mais tout cela n'est qu'une stratégie pour maintenir ce domaine comme chasse gardée.

Vous travaillez sur ces questions depuis 2016, mais les rédactions ne s'en emparent qu'aujourd'hui. Pensez-vous que ce mouvement est durable ?

Je pense qu'il doit l'être. Il n'est pas possible de faire marche arrière maintenant que ces discussions ont créé le grand fracas de ces derniers mois. Pour moi, c'est nécessaire. Notre manière de vivre dans ce pays, le fonctionnement du journalisme, de notre démocratie, ne sont pas durables. Les gens descendent dans la rue car ils sont frustrés, et ils ont raison de l'être. Cela ne fera que grandir si on ne s'attaque pas au racisme systémique à tous les niveaux de la société.

Je pense que les journalistes et les organes de presse doivent choisir : prendre ce virage durablement ou poursuivre leur descente vers la faillite. Voilà les deux options face à eux selon moi.


Image principale prise par Katherine Webb-Hehn de Scalawag.

Wessam Hazaymeh est une ancienne stagiaire de l'International Center for Journalists.