La communauté scientifique russe se reconstruit dans le sillage de la guerre

28 avr 2023 dans Sujets spécialisés
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Dans les années qui ont précédé la censure de masse en Russie, la communauté du journalisme scientifique du pays prospérait. En 2016, un groupe de communicants scientifiques, c’est-à-dire de responsables de départements universitaires de communication scientifique, chercheurs, sociologues et autres, dont je fais partie, a fondé l'Association russe de communication scientifique (AKSON).

Premier réseau russe de ce type, l'AKSON a rassemblé ces communicants scientifiques de tout le pays afin de favoriser leur développement professionnel, renforcer les liens entre les experts scientifiques et la société et soutenir le journalisme scientifique indépendant. Tout cela alors que l'environnement médiatique général se désintégrait sous nos yeux.

Après le retour de Vladimir Poutine à la présidence russe en 2014, et surtout après le début de l'invasion de l'Ukraine l'année dernière, de nombreux journalistes scientifiques russes ont complètement abandonné la profession, et l’AKSON elle-même a fermé ses portes à la fin de l'année 2022. Mais d'autres ont trouvé un soutien auprès des communautés de communicants scientifiques à l'étranger, en s'appuyant sur l’aide apportée par l’AKSON au cours de ses six années d'existence.

Le journalisme scientifique en Russie

Les médias en ligne ont toujours joui d'une forte audience et d'une solide réputation en Russie. Pendant les élections législatives de décembre 2011, par exemple, 1 million de visiteurs uniques par jour ont visité Gazeta.Ru. Au même moment, des médias comme Gazeta.Ru, Lenta.Ru et le média public RIA Novosti se faisaient concurrence dans leur couverture de l'actualité scientifique.

Toutefois, fin 2013 et début 2014, après ce que l'on a appelé le "roque", en référence au retour de Poutine à la présidence russe, les médias en ligne ont été fermés. Le gouvernement a soumis les grands médias comme Gazeta.Ru et Lenta.Ru, ainsi que les plus petits, à une forme de censure directe, notamment en remplaçant les propriétaires et les rédacteurs en chef par des personnes loyales envers le Kremlin. De nombreux rédacteurs scientifiques établis ont quitté ces médias pour lancer leurs propres projets. D'autres ont carrément abandonné le journalisme.

"Certains de ces journalistes ont lancé des magazines scientifiques numériques indépendants qui rapportent des informations de haute qualité sur la recherche, mais qui s'abstiennent le plus souvent de couvrir les aspects socio-politiques afin de conserver une relative indépendance vis-à-vis des autorités", explique Olga Dobrovidova, ancienne journaliste scientifique et environnementale à RIA Novosti.

La communauté du journalisme scientifique s'est affaiblie et le lectorat de l'information scientifique a diminué.

Créer du lien et faire passer le message

L'expérience de Mme Dobrovidova en tant que lauréate du programme MIT Knight en journalisme scientifique l'a incitée à préparer d'autres journalistes russes à des opportunités similaires. L’AKSON a soutenu cet objectif avec le Forum russe sur la communication scientifique, une initiative organisée chaque année à partir de 2017 pour accueillir des événements et des groupes de discussion sur le journalisme scientifique, couvrant des sujets allant des reportages multimédias aux questionnements éthiques liés au financement.

L’AKSON a également créé des prix professionnels pour promouvoir la couverture scientifique, notamment le Prix du journaliste scientifique russe de l'année, qui a lui-même servi d’étape de sélection pour le Prix du journaliste scientifique européen de l'année, offrant aux journalistes scientifiques russes une plateforme internationale pour présenter leur travaux en journalisme. Maria Pazi du magazine Russian Reporter, aujourd'hui disparu, a remporté le prix européen en 2020, devenant ainsi la première lauréate russe. L'année suivante, la journaliste russe Polina Loseva a remporté la deuxième place du prix européen.

L’AKSON a également géré un système national de distribution de communiqués de presse scientifiques appelé “Open Science”, qui a permis aux universités et aux instituts de recherche de diffuser des nouvelles aux abonnés.

Entre 2018 et 2021, l’AKSON a accordé des bourses à des journalistes scientifiques pour soutenir la couverture de la métrologie, des nouvelles technologies agricoles et pour mettre en lumière les problèmes de la zone naturelle du Baïkal. L'association a également régulièrement organisé des ateliers éducatifs pour les étudiants et les jeunes journalistes, à la fois en ligne et en présentiel.

Les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie

L’AKSON était en tête d'une génération émergente de journalistes scientifiques russes, malgré la censure permanente. La situation a changé en février 2022 avec l'invasion russe de l'Ukraine, et l’AKSON a officiellement cessé ses activités à la fin de l'année dernière.

Ce que nous pensions être le début d'une nouvelle ère de journalisme scientifique en Russie s'est avéré être la fin en raison de la répression massive des médias et du journalisme indépendants au cours de l'année qui a suivi l'invasion.

Nous pensons néanmoins que le travail de l'AKSON n'a pas été en vain. Aujourd'hui, les anciens membres encore présents en Russie forment un réseau informel qui s'entraide et soutient le journalisme scientifique. D'autres ont fui la Russie et ont rejoint les conseils d'administration d'organisations internationales telles que la European Federation for Science Journalism et le Public Communication of Science and Technology Network. Natalia Paramonova, ancienne membre de l’AKSON, avec une équipe de journalistes internationaux, a remporté la European Climate Grant, tandis que Polina Loseva est devenue collaboratrice du British Medical Journal.

"L’AKSON a stimulé le développement de la communication scientifique en Russie. Elle nous a donné une identité forte qui nous a tous aidés, journalistes et communicants, à ne pas baisser les bras dans un environnement politique et social très hostile", affirme le Dr Egor Zadereev, l'un des scientifiques les plus éminents de Russie.

L’AKSON a contribué à l'émergence d'un journalisme scientifique plus dynamique en Russie. Bien qu'elle ait fermé ses portes, son impact reste un héritage essentiel et durable.


L’autrice de cet article est la première présidente de l’AKSON, qui a siégé de 2018 à 2020. Elle remercie Olga Dobrovidova, la deuxième présidente de l’AKSON, pour ses conseils et son soutien lors de la préparation de cet article.

Photo de Chokniti Khongchum via Pexels.