De 2014 à 2017, le journaliste russe primé Vladimir Sokolov a travaillé pour la station de radio progressiste Echo of Moscow, aujourd'hui fermée. Basé dans la ville de Perm, près des montagnes de l'Oural, M. Sokolov a suivi l'évolution des reportages audio et interrogé des experts en journalisme sur les questions de censure, la qualité du contenu et l'indépendance éditoriale.
Les médias indépendants en Russie pouvaient opérer avec un plus grand degré de liberté qu'après l'invasion de l'Ukraine en février 2022, mais l'infrastructure des médias était tout de même vulnérable aux malversations politiques.
M. Sokolov et sa collègue et épouse Anastasia Sechina ont quitté Echo of Moscow après qu'un membre du parlement russe a racheté la branche de la station à Perm. Ils ont ensuite lancé Le Quatrième secteur en 2018, un projet de média régional qui a ensuite été récompensé par l'équivalent du prix Pulitzer russe, le Redkollegia. En 2021, après avoir remporté le prix, le gouvernement russe a qualifié le Quatrième Secteur d'agent étranger, une désignation également affublée à un important média indépendant, Novaya Gazeta, et au groupe de défense des droits lauréat du prix Nobel, Memorial, entre autres.
Un an plus tard, la Russie a lancé sa guerre contre l'Ukraine, et M. Sokolov et Mme Sechina, comme de nombreux autres journalistes indépendants, ont fui vers la Turquie. "Au départ, nous pensions aller en Europe, mais nous n'avions pas de visa Schengen", explique M. Sokolov. "La Turquie pouvait être un lieu de transit temporaire, et les prix des billets d'avion augmentaient de façon exponentielle.”
La combinaison de la proximité géographique, de la commodité logistique, de l'accès aux ressources journalistiques et d'un environnement médiatique relativement plus libre a fait de la Turquie une oasis pour les Russes anti-guerre et dissidents au cours de l'année écoulée. Pendant leur séjour en Turquie, ils peuvent éviter la conscription militaire obligatoire dans leur pays, tout en continuant à couvrir l'actualité russe locale et nationale sans craindre l'ingérence directe du Kremlin.
La diaspora russe
Lorsque les journalistes des médias russes indépendants TV Rain et Holod sont partis pour la Turquie l'année dernière, ils ont rejoint l'Europe dans les mois qui ont suivi, une voie que beaucoup d'autres ont souhaité emprunter à l'époque. Cependant, de nombreux citoyens et journalistes russes ont depuis choisi de rester en Turquie pour éviter les craintes croissantes de russophobie en Europe. En Lettonie, par exemple, les autorités ont fermé la chaîne TV Rain à la suite des commentaires d'un employé exprimant de la sympathie pour les hommes enrôlés dans l'armée russe.
Les questions logistiques jouent également un rôle dans la décision des journalistes de rester en Turquie. "Il est difficile pour les Russes d'obtenir un visa européen à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, si bien que la Turquie est devenue la destination la plus populaire pour s'échapper. C'est mieux que le Kazakhstan ou l'Arménie, où il y a aussi un conflit", explique Kerim Has, un analyste de la Russie et un expert des relations russo-turques, basé à Moscou. "La Turquie est facile d'accès pour de nombreux Russes, qui peuvent y séjourner sans visa pendant deux mois et prolonger leur séjour en demandant un permis.”
M. Sokolov et Mme Sechina avaient initialement prévu de faire de la Turquie un pays de transit, mais ils ont trouvé à Istanbul un environnement propice à leurs projets du moment. Par exemple, le pays est le seul membre de l'OTAN à ne pas avoir imposé de sanctions contre le Kremlin, ce qui le rend plus attrayant sur le plan économique pour de nombreux Russes ayant des liens économiques avec leur pays d'origine.
Les deux journalistes ont également pu utiliser les réseaux de solidarité internationale existants, constitués de collègues journalistes en Turquie et dans toute l'Europe. À Istanbul, Baris Altintas, une défenseuse des journalistes russes en exil qui travaille pour la Media and Law Studies Association, a aidé M. Sokolov et Mme Sechina pendant leur réinstallation. M. Sokolov a également été invité à s'exprimer en Allemagne, et Mme Sechina en République tchèque, où leurs hôtes ont financé et fourni des visas de courte durée pour ces voyages.
Le reportage en exil
Aujourd'hui, il est difficile pour les journalistes de couvrir objectivement la politique intérieure russe à cause d’un contexte de censure généralisée des médias. "Si vous êtes un journaliste russe spécialisé dans la politique étrangère, vous pouvez critiquer les pays occidentaux, les sanctions et contourner les sujets critiques qui peuvent être inacceptables pour le Kremlin", explique M. Has. "Mais pour les journalistes qui écrivent sur la politique intérieure russe, c'est très difficile.”
Suite à leur délocalisation, M. Sokolov et Mme Sechina ont relancé Le Quatrième Secteur depuis la Turquie. Ils ont également participé à la création d'une boîte à outils pour les journalistes russes, Gribnica ("Mycélium", en russe), qui a ensuite dû s’arrêter en raison des risques encourus par ses journalistes. En mai 2022, M. Sokolov a participé au lancement de Glush ("Silence", en russe, également un nouveau terme pour signifier "yeux et oreilles"), une base de données sécurisée qui vise à aider les rédactions et les organisations à but non lucratif à trouver des professionnels des médias.
Aujourd'hui, M. Sokolov met également au point un système permettant aux journalistes de trouver un soutien individuel et personnalisé lors de leur réinstallation en Turquie, comme une de l’aide linguistique ou pour la recherche d'un appartement.
Gérer la censure et le surmenage
Les journalistes russes exilés comme M. Sokolov risquent d'être persécutés tant que M. Poutine sera au pouvoir s'ils décident de rentrer en Russie, affirme Igor Chelov, un politologue qui travaille pour la mission turque de l'International Press Institute à Ankara.
En exil, il est difficile de produire des reportages qui trouvent un écho auprès du public russe face à la censure et à la propagande. "Il est impératif pour les journalistes russes en exil de trouver un moyen de communiquer avec leur public au pays", insiste M. Chelov. "Même les articles d'investigation les plus percutants n'ont pas réussi à faire changer les choses. Les exemples ne manquent pas de reportages qui ne parviennent pas à percer la censure et la propagande pro-Kremlin, qu’ils traitent de la corruption politique aux catastrophes écologiques, tant à l'échelle nationale que locale."
Les choix politiques turcs concernant l'invasion de l'Ukraine, qui ont été moins vigoureusement en faveur de l'armement de l'Ukraine et de la sanction de la Russie que celles des autres pays de l'OTAN, n'ont pas non plus été touchés par le travail des journalistes russes en Turquie, raconte M. Has. "Bien sûr, il y a des activités de journalisme russe en exil en Turquie, mais franchement, je ne l'ai pas vu avoir d'effet particulier sur Erdogan ou sur les relations entre les deux pays", constate-t-il.
M. Sokolov a connu le burn-out en raison de ces défis. Il a perdu confiance en l'efficacité de ses reportages, notamment après avoir constaté que les enquêtes menées par la Fondation anti-corruption, un projet du leader de l'opposition russe Alexi Navalny, n'ont pas réussi à faire éclore de changement politique durable, bien qu'elles aient déclenché des protestations dans toute la Russie.
"Si cet article anti-corruption n'a eu aucun impact, que pouvons-nous faire depuis la Turquie ? se demande M. Sokolov, en faisant référence au documentaire d'investigation de la Fondation anti-corruption, Ne l’appelez pas Dimon, qui examine la corruption du premier ministre Dmitri Medvedev. "Après le départ de Poutine, les médias locaux et régionaux doivent continuer à exister en Russie. Nous n'avons que nos idées pour soutenir les journalistes à l'intérieur et à l'extérieur de la Russie. Nous devons créer un répertoire de fixeurs volontaires. Mais l'épuisement nous rattrape dangereusement."
Photo : Ante Samarzija via Unsplash.