Journaliste du mois : Pari Saikia

4 oct 2022 dans Journaliste du mois
Pari Saikia

À 19 ans, Pari Saikia, jeune diplômée préparant l'examen d'entrée de son master, reçoit un appel téléphonique de son père. Il va définir tout son avenir.

Officier de police dans l'État d'Assam, dans le nord-est de l'Inde, le père de Mme Saikia a sauvé plusieurs jeunes filles de 13 et 14 ans de la traite d'enfants et du travail forcé, un problème non seulement négligé par la presse régionale, mais peu couvert au niveau national.

En rencontrant les survivantes, Mme Saikia est choquée par la réalité de la traite des êtres humains : des ventres affamés et des jeunes corps marqués par des cicatrices infligées par des mégots de cigarettes. C'est à ce moment-là qu'elle décide de devenir journaliste d'investigation et de révéler les sévices subis par les victimes de la traite.

Mme Saikia commence à faire des reportages dans son État natal, l'Assam, un haut lieu de la traite des êtres humains, où elle enquête sur des cas de trafic tout en luttant pour que les médias grand public couvrent ce problème. Elle n'a jamais cessé depuis.

Aujourd'hui, Mme Saikia participe à une enquête transfrontalière sur la traite des êtres humains dans le cadre du programme Modern Slavery Unveiled, financé par Journalismfund.eu. Son travail a depuis été publié dans Vice World News, The Guardian et Tehelka, entre autres. Elle fait partie des 49 journalistes sélectionnés pour le programme YouTube Creators à destination des journalistes indépendants en tant que créatrice de la première chaîne documentaire Youtube sur le trafic humain en Inde.

Pourquoi est-ce important de couvrir la traite des êtres humains ?

Depuis que j'ai commencé à travailler, j'enquête sur mon propre État. Je me suis rendue compte de la gravité et de la profondeur de ce problème, et ce, sans aucun reportage des grands médias ni le soutien d'un média public. Pour les médias traditionnels indiens, la traite des êtres humains n'est même pas un sujet d'actualité. Ce n'est pas important pour eux parce que ça ne génère pas de publicité ou de profit.

[La traite des êtres humains] est toujours là, pourtant personne n'en parle. C'est un problème quotidien : on enlève des femmes et des enfants pour les faire travailler, pour le trafic de drogue. De plus en plus de cas de ce type se produisent sous notre nez et personne ne veut aborder ce sujet.

Personne ne veut couvrir ces histoires ou suivre la vie des survivant.e.s ; que font-ils et elles aujourd'hui ? Nous ne savons pas si ces personnes sont encore victimes de la traite ou non. Nous devons faire connaître ces histoires au grand public.

Plus on écrira sur le sujet, plus ces femmes, ces survivantes, recevront de l'attention et du soutien.

Comment IJNet vous a-t-il aidée dans votre carrière de journaliste d’investigation ?

Au départ, je n'avais pas conscience des offres disponibles pour les journalistes en matière de bourses, de subventions ou de programmes transfrontaliers. Cependant, en découvrant IJNet, j'ai appris l'existence de programmes internationaux qui me permettraient de mener des enquêtes sur les droits humains avec le soutien, les ressources et le financement nécessaires. Je suis tombée sur l'article d'IJNet concernant la bourse Modern Slavery Unveiled de Journalismfund.eu, qui s'est avérée être une étape essentielle dans ma carrière d'enquêtrice.

Comment la bourse Modern Slavery Unveiled vous a-t-elle aidée à révéler l’exploitation de victimes de traite d’êtres humains ?

En tant que lauréate à deux reprises, cette bourse a véritablement transformé ma façon de mener des recherches sur les droits humains et des enquêtes transfrontalières. Cette bourse a notamment permis de financer mes enquêtes, y compris des voyages en dehors de l'Inde et dans certaines régions d'Europe.

Grâce à l'augmentation du nombre d'enfants survivants découverts, j'ai accès à davantage de témoignages des atrocités de la traite et j'ai donc élargi ma couverture de la question. De plus, avant ce programme, je travaillais uniquement en tant que journaliste indépendante, mais maintenant, je fais partie d’une équipe et peux collaborer en groupe, ce que j'apprécie profondément.

Vous avez créé une plateforme inédite sur la traite des êtres humains. Qu’est-ce qui vous a poussé à lancer votre chaîne YouTube ?

Je me rends souvent dans des régions reculées d’Inde où j'interviewe des survivant.e.s pour connaître leur histoire. Beaucoup des personnes que je rencontre parlent différents dialectes indiens, mais mes articles sont tous écrits et publiés en anglais. La barrière de la langue qui en résulte rend mes écrits inaccessibles au public local ; même les personnes qui figurent dans mes papiers peuvent rarement lire leur propre histoire.

Pour remédier à ce manque d'accessibilité, je me suis tournée vers les réseaux sociaux, car j'ai remarqué que même dans les communautés plus pauvres, les familles ont pour priorité de disposer d'au moins un téléphone portable commun. Outil capable de réduire les divisions liées à la langue et de connecter des personnes de différentes régions, YouTube était la plateforme idéale pour améliorer l'accessibilité et informer le public. Toutefois, la production de vidéos et la gestion d'une chaîne YouTube nécessitent une formation multimédia et des ressources importantes.

Par chance, j'ai été sélectionnée pour la Google News Initiative avec YouTube et j'ai reçu une aide pour lancer ma chaîne. Je produis maintenant du contenu qui éduque les spectateurs sur la traite des êtres humains et leur donne des conseils sur la manière de se protéger des situations dangereuses.

Sur votre chaîne, vous dites que la traite a empiré avec le développement des réseaux sociaux. De quelle manière ?

La traite des êtres humains s'est éloignée de son mode traditionnel, en chair et en os, pour devenir un problème complexe et virtuel. Maintenant que ses procédures et ses pièges ont été transférés sur le Dark Web, il est impossible de trouver les trafiquants ou les victimes sans l'aide de professionnels.

Pour compliquer le problème davantage, les enfants sont devenus particulièrement vulnérables en raison du temps croissant qu'ils passent sur Internet ; même les adultes sont dupés par des publicités mensongères. Pour s'attaquer efficacement à ce problème et sauver des vies, les responsables gouvernementaux et les dirigeants en charge de la sécurité doivent collaborer avec des experts en cybercriminalité et des ONG pour miner le système de trafic en ligne de l’intérieur.

Quels conseils donneriez-vous à des journalistes qui souhaitent se lancer dans la couverture de la traite des êtres humains ?

Les médias doivent faire preuve de sensibilité lorsqu'ils couvrent cette question. Nous constatons de plus en plus que les jeunes reporters ne sont pas conscients du code d'éthique journalistique qu'ils doivent respecter lorsqu'ils traitent des droits humains sous le prisme du genre, des femmes, des enfants, du viol ou du trafic de personnes.

Je ne serais pas devenue une journaliste responsable sans une formation adéquate sur la manière de mener des enquêtes et d'interviewer des sources. Il est important de prendre en compte le bien-être de vos sources en leur donnant de l'espace : les laisser parler comme elles le souhaitent et ne jamais les forcer lorsqu'elles refusent. Ces questions d'éthique sont primordiales.