En Afrique du Sud, les femmes journalistes sont régulièrement et impunément ciblées en ligne

19 août 2024 dans Sécurité physique et numérique
Johannesburg, Afrique du Sud

Avertissement sur le contenu : ce reportage contient des éléments graphiques qui illustrent la gravité des violences en ligne contre les femmes, notamment des références à la violence sexuelle et aux grossièretés genrées. Ce contenu n'est pas inclus gratuitement. Il est essentiel pour permettre l'analyse des types, des méthodes et des schémas d'attaques contre les femmes journalistes sud-africaines du Daily Maverick.


Une nouvelle étude menée par l'ICFJ en partenariat avec l'Université de Sheffield montre comment les attaques en ligne contre les femmes journalistes sont perpétrées régulièrement et en toute impunité. 

Ces attaques, teintées de misogynie, de racisme ou d’homophobie, entre autres formes de discrimination, visent à marginaliser les femmes journalistes et à faire taire leurs reportages critiques. Parallèlement, les forces de l’ordre et les plateformes technologiques sur lesquelles se produisent les violences n’offrent que peu ou pas de recours, et trop peu de rédactions proposent un soutien psychologique aux femmes ciblées.

Perpétrées par des acteurs politiques populistes et leurs partisans, des médias cooptés, des militants anti-vaccins et bien d’autres, les attaques ont tendance à augmenter à la suite de reportages critiques – et à l’approche des élections.

“Toute femme journaliste en Afrique du Sud qui publie un travail d'investigation sur, par exemple, la corruption de l'État ou les actions du parti politique populiste Economic Freedom Fighters (EFF) et de ses dirigeants, devient une cible potentielle de violences en ligne,” écrivent les auteurs du rapport, Dr Julie Posetti, vice-présidente adjointe et directrice mondiale de la recherche à l'ICFJ, Julie Reid, professeure à l'Université d'Afrique du Sud, Nabeelah Shabbir, directrice adjointe de la recherche à l'ICFJ, et Dr Diana Maynard, chercheuse principale à l'Université de Sheffield.

Dans un contexte de niveaux élevés de violences basées sur le genre en Afrique du Sud et d’augmentation des assassinats de lanceurs d’alerte et d’enquêteurs ces dernières années, “le risque que la violence en ligne se transforme en violence physique est élevé,” préviennent les chercheuses.

En collaboration avec des partenaires du laboratoire de criminalistique numérique The Nerve, les chercheuses ont analysé plus de 180 000 tweets relatifs à leur enquête principale, centrée autour de Ferial Haffajee, ancienne responsable éditoriale du Mail & Guardian et de City Press en Afrique du Sud, et actuellement journaliste et responsable éditoriale adjointe au Daily Maverick, une rédaction d'investigation indépendante. L'expérience de Mme Haffajee en tant que cible de violences en ligne est considérée comme “emblématique au niveau national,” note le rapport.

Les chercheuses ont également examiné plus de 90 000 tweets relatifs à Pauli van Wyk et évalué qualitativement les abus dirigés contre Rebecca Davis, toutes deux femmes journalistes du Daily Maverick.

Ce rapport est le dernier d’une série d’études de cas basées sur le Big Data démontrant des schémas alarmants de violences en ligne avec des conséquences hors ligne pour les femmes journalistes du monde entier.

L’ampleur de la violence

X (anciennement Twitter) est le principal réseau social sur lequel les attaques en ligne sont perpétrées en Afrique du Sud, expliquent les chercheurs. La violence se propage également sur WhatsApp, Facebook et Telegram.

Parmi les tweets analysés par les chercheuses, plus de la moitié dirigés contre Mme Haffajee (60 %) et Mme van Wyk (54 %) étaient de nature personnelle ; un peu moins de la moitié cherchaient à les discréditer professionnellement (40 % et 46 %, respectivement). 

Environ un tweet sur cinq ciblant les journalistes était “sexiste, misogyne ou sexualisé.” En général, les attaques ont tendance à être “hautement sexualisées,” faisant parfois référence à des actes de violences sexuelles extrêmes, comme se faire “tirer dans la chatte,” par exemple. 

Les sujets de recherche ont été particulièrement critiqués lorsqu’elles ont fait état de corruption impliquant des partis et des acteurs politiques majeurs.

Une campagne de désinformation coordonnée menée par l'agence de relations publiques britannique aujourd'hui disparue, Bell Pottinger, pour discréditer les reportages des journalistes dans le cadre des enquêtes #Guptaleaks de 2013-2016 sur la corruption politique a servi de modèle sur la manière de harceler les femmes journalistes sur Twitter, ont découvert les chercheuses.

Au cours de cette campagne de violences en ligne, l’agence de relations publiques a créé de faux profils sur les réseaux sociaux pour attaquer les critiques et diffuser des informations fausses et haineuses, en recourant entre autres à l’astroturfing. Les auteurs se sont concentrés sur Mme Haffajee, faisant d’elle la cible principale d’abus “hautement sexualisés et misogynes” dans ce qui a été la première campagne Twitter coordonnée à grande échelle contre une femme journaliste dans le pays.

Les auteurs

Les acteurs politiques, les journalistes cooptés, les militants anti-vaccins et les théoriciens du complot comptent parmi les principaux auteurs de violences en ligne. Ils ont utilisé des comptes légitimes, de fausses armées de robots et des comptes automatisés pour mener leurs attaques.

Le parti au pouvoir, le Congrès national africain (ANC), et le parti populiste Economic Freedom Fighters (EFF), troisième parti politique d'Afrique du Sud, ont attaqué des femmes journalistes en représailles pour avoir dénoncé la corruption et la fraude dans leurs rangs.

L’EFF a notamment ciblé les femmes journalistes, les dénonçant et les menaçant physiquement. “Elles sont devenues la principale armée de cyberviolences du pays dans la guerre de l’information,” a déclaré Haffajee en 2019. “Depuis des années, l’EFF utilise les réseaux sociaux et ses rassemblements pour mener une campagne de violence et de discours de haine contre les journalistes dont il n’approuve pas les reportages.”

En 2018, en raison de ses critiques envers le chef de l’EFF, Julius Malema, Mme Van Wyk est devenue la cible d’un “torrent de violences en ligne.” M. Malema a qualifié Mme Van Wyk de “Satan” et les partisans de l’EFF ont appelé à son viol et à son assassinat. L’EFF est “probablement le centre le plus vicieux” d’attaques en ligne contre les femmes journalistes, déclare aux chercheurs le responsable éditorial du Daily Maverick, Branko Brkic, ajoutant qu’ils “se comportent envers les journalistes littéralement comme les talibans.”

Les médias proches du gouvernement ou de puissants acteurs économiques, qui opèrent sous le couvert de la légitimité des sites d’information établis, ont également contribué aux cyberviolences. Independent Media, qui possède certains des plus anciens journaux d’Afrique du Sud, a “probablement été le lieu des plus grandes attaques,” déclare Mme Davis. Elle avertit également: “La facilité avec laquelle ce type de trolling a transcendé les frontières des réseaux sociaux pour incruster les médias supposés grand public est une réelle source d’inquiétude.”

Pendant la pandémie de COVID-19, les femmes journalistes ont également été victimes de violences en ligne de la part des anti-vaccins et des théoriciens du complot. “Ce sont les journalistes spécialisés dans la santé et les sciences qui ont été les plus durement touchées lorsqu'elles ont publié des informations qu'un certain groupe d'épidémiologistes ou de partisans anti-vaccins n'avait pas partagées”, déclare Mme Haffajee.

Le groupe de recherche Pandemics Data and Analytics (PANDA), un groupe privé de recherche qui diffuse des théories de conspiration anti-vaccination, en est le principal responsable. “Le groupe PANDA m’a qualifiée de persona non grata,” déclare Mme Davis, se souvenant d’un “torrent de tweets  au vitriol” qu’elle a reçu après avoir coécrit un reportage critiquant le groupe. “Leur réaction était différente de tout ce que j’ai connu jusqu’à présent dans ma carrière de journaliste.”

Le contexte et les conséquences

Les attaques en ligne contre les femmes journalistes en Afrique du Sud surviennent dans un contexte de “niveaux horribles de violences sexuelles.” 

Selon l’Organisation mondiale de la santé, plus de la moitié des femmes du pays déclarent avoir subi des violences basées sur le genre, et plus de trois hommes sur quatre déclarent avoir déjà perpétré de telles agressions. Tous les trois mois, près de 900 femmes sont assassinées, 1 400 autres sont la cible de tentatives de meurtre et plus de 10 000 femmes et enfants sont violés.

Depuis 2020, on constate également une “forte augmentation” des assassinats de lanceurs d’alerte et d’enquêteurs en Afrique du Sud.

Ce contexte accentue le profil de menace des violences en ligne, expliquent les chercheuses. “Lorsque les femmes journalistes reçoivent des menaces de viol et de mort via les réseaux sociaux, ces menaces ne sont pas perçues comme des menaces ‘uniquement en ligne’ ou à distance ; elles constituent un danger tout à fait légitime pour la journaliste et sont perçues comme telles,” peut-on lire dans le rapport.

À la suite d’attaques, les femmes journalistes peuvent s’autocensurer et/ou adopter un profil plus discret en ligne – des conséquences que les chercheurs qualifient d’“effet paralysant.”

Mme Haffajee a reconnu avoir changé de domaine de reportage et Mme Davis a arrêté de tweeter. Le Daily Maverick a demandé à Mme Van Wyk de déménager dans une région reculée de l'Afrique du Sud après qu'elle eut fait un reportage sur le blanchiment d'argent mené par M. Malema de l'EFF et son rôle dans le vol de la VBS Mutual Bank. D'autres encore pourraient quitter complètement le journalisme.

L’impunité

Lorsque des femmes journalistes sont attaquées en ligne, elles n'ont que peu ou pas de recours à leur disposition. Les forces de l'ordre en Afrique du Sud ne sont pas suffisamment familiarisées avec le problème et n'ont pas la capacité ou la formation nécessaires pour y faire face efficacement. De plus, les plateformes de réseaux sociaux sur lesquelles ces abus sont perpétrés ne traitent pas le problème avec la plus grande attention, écrivent les chercheurs.

Les grandes entreprises technologiques doivent en faire plus, soulignent les journalistes. “Je pense que la plus grande responsabilité incombe aux plateformes, car elles sont transnationales, mondiales et extrêmement puissantes [...]. C'est un problème mondial qui doit être abordé avec les entreprises,” déclare Mme Haffajee.

Pour résoudre ce problème de manière adéquate, il faudrait atteindre les résultats financiers des entreprises, a déclaré M. Brkic dans une interview en 2020 : “Leur modèle économique doit changer dans son intégralité, ce qu'elles ne feront évidemment pas. Elles détruiraient l'humanité.”

Face à la vague d’attaques, les journalistes bénéficient rarement d’un soutien psychologique de la part de leur rédaction. “Le soutien psychologique apporté aux journalistes est horrible,” déclare Mme Davis. “Il est tout simplement inexistant compte tenu du type de traumatisme auquel les femmes journalistes sont régulièrement exposées.”

C’est une histoire familière, déjà observée dans des pays d’Asie, du Moyen-Orient, d’Europe et d’Amérique latine : les femmes journalistes sont confrontées à des niveaux accrus d’attaques haineuses et de désinformation en raison de leurs reportages – et elles n’ont pratiquement aucun recours pour obtenir de l’aide.

Le rapport complet peut être consulté ici.


Photo de Clodagh Da Paixao sur Unsplash.