Conseils pour devenir un meilleur chef de rubrique d'investigation

par Laura Oliver
8 déc 2023 dans Journalisme d'investigation
Un groupe de personnes qui tapent sur ordinateur, écrivent sur leur téléphone ou un cahier.

"Tout le monde a besoin d'un responsable éditorial”, c'est le principe que Ron Nixon, chef de rubrique d'investigation chevronné de l'Associated Press, a insisté que le public répète lors d'une session de la 13e Conférence mondiale sur le journalisme d'investigation (#GIJC23) dédiée à l'édition d'enquêtes. Pourquoi ? Parce que, comme l'ont souligné les membres du panel, les responsables éditoriaux compétents renforcent les récits, protègent et motivent les journalistes, rendant ainsi les enquêtes plus efficaces.

D'après Drew Sullivan, éditeur et cofondateur du Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), "ce qui fait un bon enquêteur n'est pas nécessairement ce qui fait un bon responsable éditorial d'investigation". Selon lui, la différence réside à la fois dans les tâches confiées aux responsables éditoriaux et dans leur approche du travail. Leur responsabilité est de garantir la réussite du journaliste, de le guider plutôt que d'être son patron, et d'assumer la responsabilité en cas de problème.

Il est crucial que les chefs de rubrique d'investigation n'aient pas d'ego, ajoute-t-il, soulignant qu'"il est essentiel de laisser tout le mérite au journaliste." 

De la création du pitch de l'article à la post-publication, voici des conseils de première main sur la manière d'être un bon responsable éditorial d'investigation, provenant de M. Sullivan de l'OCCRP, de M. Nixon, vice-président de l'information et chef des enquêtes, des affaires, des partenariats et des subventions à l'AP ; d'Alejandra Xanic, responsable éditoriale et cofondatrice de Quinto Elemento Lab, une organisation à but non lucratif au Mexique qui publie des enquêtes et forme de nouveaux chefs de rubrique d'investigation au Mexique, au Salvador et au Brésil ; et de Vinod K. Jose, l'ancien responsable éditorial de The Caravan en Inde."

1. Identifier l'histoire

“Lorsque vous travaillez dans des cultures différentes au sein de projets collaboratifs, la perception de ce qui constitue un bon article peut varier considérablement.”, souligne M. Sullivan. Selon lui, un bon article d'investigation doit être ciblé, réalisable, important, attrayant pour les lecteurs, avoir un impact potentiel et ne pas être trop coûteux.

M. Nixon de l'AP a expliqué qu'il adopte une approche d'édition conceptuelle au début d'une enquête, demandant aux journalistes de lui raconter une histoire. Il précise : "Les gens ont tendance à énumérer des faits ; je ne veux pas de faits, je veux l'histoire. Cela vous aide à avoir une idée où vous allez. Ils peuvent avoir un tas de faits, mais c'est à vous, en tant que responsable éditorial, d'en extraire l'histoire"."

2. Élaborer un bon plan d'enquête

M. Sullivan insiste sur le fait qu'une enquête ne devrait pas progresser tant que les informations essentielles nécessaires pour confirmer l'histoire n'ont pas été identifiées. Il souligne : "Il faut contraindre les journalistes à prouver les informations qui répondent au strict minimum des besoins d’un article, et rien d'autre ne devrait être entrepris avant cela". Il revient au responsable éditorial de maintenir cette exigence et d'empêcher les journalistes de passer à l'étape suivante, telle que le travail sur les personnages ou les interviews, par exemple.

"La manière dont vous prouvez ces informations cruciales dicte ce que vous pouvez dire dans cette histoire et comment vous pouvez la raconter.", ajoute-t-il.

3. Donnez un cap clair à l'histoire

Encouragez les journalistes à définir la thèse de leur article afin de les aider à rester concentrés. Selon Mme Xanic, il est bénéfique de demander aux journalistes de noter cette thèse et de l'afficher sur leur bureau, créant ainsi un rappel physique de l'objectif de l'article. Il est également important d'accepter que la thèse puisse évoluer au fur et à mesure du développement de l'enquête.

M. Sullivan souligne l'importance de dialoguer régulièrement et fréquemment avec les journalistes pour les aider à comprendre le cœur de leur enquête ainsi que le processus. Il affirme : "Les journalistes pensent en parlant. Vous [en tant que responsable éditorial] êtes là pour les écouter... Stimulez-les, car c'est ainsi qu'ils apprennent et comprennent leur histoire".

4. S'organiser

Mme Xanic souligne la négligence fréquente par les journalistes d'un aspect "ennuyeux mais crucial" de la rédaction d'enquêtes : l'organisation. Elle insiste sur l'importance pour les journalistes de structurer leur matériel au fur et à mesure de sa collecte et de le partager avec les responsables éditoriaux. Cela permet à ces derniers de "posséder suffisamment de détails pour poser des questions perspicaces et mettre en lumière les angles morts que les journalistes pourraient ne pas avoir envisagés", ajoute-t-elle.

 

 
 

5. Créer des documents vivants

Mme Xanic recommande aux chefs de rubrique de mettre en place une série de documents évolutifs pour soutenir les journalistes. Cela inclut la création d'une chronologie de l'enquête, un calendrier des événements et des enquêtes qui sert également d'index pour tous les autres documents et matériels impliqués.

En plus des fichiers physiques ou numériques documentant les preuves de l'enquête et d'un dossier contenant toutes les demandes d'information auprès d’institutions, les responsables éditoriaux sont encouragés à inciter les journalistes à rédiger des notes résumant ce qu'ils ont appris lors des interviews et à des moments réguliers du reportage. Ces notes devraient inclure les nouvelles questions soulevées, permettant aux responsables de rester proches du journaliste et de l'histoire, et de poser des questions pertinentes ou de faire des suggestions de reportage.

M. Nixon souligne l'importance pour les journalistes d'annoter chaque document et chaque interview recueillis, afin que les chefs de rubrique puissent comprendre le contexte d'une citation ou d'une déclaration lors de la rédaction de la version finale de l'enquête.

"Veillez à ce que les notes prises lors des conversations avec les journalistes soient organisées", ajoute Mme Xanic. "Les responsables éditoriaux peuvent se souvenir de choses que les journalistes ont oubliées. De plus, les responsables devront établir et mettre à jour un calendrier et un budget pour l'enquête."

6. Révision de lignes

Que ce soit dans la relecture d'un texte ligne par ligne ou du visionnage d'une vidéo image par image, c'est à ce niveau de détail que doit se situer l'élaboration d'un article d'investigation, selon M. Nixon. Il souligne l'importance de vérifier minutieusement chaque fait, en expliquant : "Ce ne sont pas les grandes choses qui vous feront trébucher, ce sont toujours les petites choses". 

Les journalistes peuvent contribuer de manière significative à ce processus en documentant et en fournissant des preuves pour toutes les affirmations et tous les faits cités dans un article. 

 

7. Savoir quand dire stop

Les journalistes peuvent parfois s'investir profondément dans une recherche sans fin - c'est là qu'un chef de rubrique doit intervenir pour éviter une perte de temps inutile. Selon M. Sullivan, il incombe aux responsables éditoriaux de mettre fin à une enquête si l'histoire ne prend pas la direction souhaitée : "Vous devez être l'adulte dans la pièce... Il est crucial de ne pas continuer à gaspiller de l'argent ; vous devez abandonner une histoire qui ne fonctionne pas".

 

8. Protégez vos journalistes

Les responsables éditoriaux portent la responsabilité de la sécurité des journalistes tout au long d'une enquête et doivent être capables de reconnaître les signes de danger, d'épuisement et d'autres problèmes.

“Les journalistes tendent à éviter les questions de sécurité en raison de leur caractère effrayant, ce qui signifie que c'est aux chefs de rubrique de s'en occuper,” selon M. Sullivan. Il est essentiel d'établir des protocoles définissant la manière dont le journaliste peut aborder un sujet ou approcher des sources, et de poser des questions régulièrement pour évaluer les risques et les dangers potentiels au cours de l'enquête.

De plus, les chefs de rubrique doivent "assumer la responsabilité", souligne M. Sullivan, afin de protéger les journalistes des menaces juridiques ou des préoccupations de la direction de la rédaction. “Les journalistes doivent être en sécurité et à l'abri, leur permettant de se concentrer sur leur travail.”, insiste-t-il.

 


Cet article a été publié à l'origine par le Global Investigative Journalism Network, et est publié sur IJNet avec l'autorisation de l'auteur.

Photo par cottonbro studio.