Ces médias mettent en avant la vision des Russes contre la guerre en Ukraine

20 juil 2022 dans Reportage de crise
Paix

Alors que l'invasion de l'Ukraine par la Russie fait rage, les médias d'État russes font de leur mieux pour justifier l'attaque. Pendant ce temps, des Russes quittent leur pays. Combien d'entre eux le font ? Pourquoi partent-ils et quand reviendront-ils, si jamais ils choisissent de le faire ? Que pensent-ils de la guerre de la Russie contre l'Ukraine ? Peu de choses ont été écrites à ce sujet.

Afin de documenter ce qu'elle appelle une "réalité fracturée" aujourd'hui, Linor Goralik a lancé Exodus 22 depuis Tbilissi, en Géorgie. Elle recueille et publie les récits de ceux qui ont fui la Russie pour des pays voisins comme la Géorgie, l'Arménie, la Turquie et Israël. Mme Goralik publie ces témoignages sous forme de recueils de nouvelles ; il en existe trois aujourd'hui et un quatrième est en préparation.

"Avant de me rendre dans un nouveau lieu, j'écris sur Facebook que je fais ce projet, que je veux parler avec des immigrants récents de Russie, et que je serais particulièrement reconnaissante de rencontrer ceux qui aident les autres", explique Mme Goralik à IJNet. "J'ai passé environ une semaine dans chaque pays où j'ai parlé à environ 50 à 60 personnes, aussi bien lors de longues réunions que de courtes conversations. J'avais cinq ou six longs entretiens en face à face par jour, y compris avec plusieurs personnes à la fois, des conversations dans des cafés, des interactions lors d'événements, et ainsi de suite."

Le format du recueil de nouvelles est idéal pour les témoignages recueillis par Mme Goralik, dit-elle. "Je pense que cela convient le mieux à l'état de confusion dans lequel se trouvent, d'après ce que j’observe, beaucoup de mes interlocuteurs, et à la réalité fracturée dans laquelle nous nous trouvons", raconte Mme Goralik. "Les gens ont peur que ça devienne encore plus effrayant."

J'ai parlé avec Mme Goralik pour en savoir plus sur Exodus 22 et ses autres projets média sur le thème de la guerre, comme ROAR.

Exodus 22

Hanna Valynets : Vous ne donnez pas les noms des personnes que vous interviewez. Pourquoi ?

Linor Goralik : Il y a trois raisons. Premièrement, il est important pour moi que les gens aient l'occasion de parler ouvertement. Deuxièmement, pour éviter des discussions désagréables plus tard sur qui a dit quoi. Et troisièmement, je veux les protéger des attaques des trolls pro-gouvernementaux.

Après chaque nouveau lot d'histoires, il y avait une tempête d'articles pro-gouvernementaux - je ne sais pas comment décrire cela avec des mots décents – qualifiant mes sujets de "merde de la nation", et j’en passe. La dernière chose que je souhaite, c'est que ceux qui écrivent de telles choses harcèlent mes sujets sur les réseaux sociaux.

Qu’est-ce que les gens fuient ?

Chacun a des raisons différentes, mais beaucoup fuient pour les trois raisons suivantes : premièrement, ils ne veulent pas vivre dans le pays qui a déclenché cette guerre et cette répression monstrueuses. Deuxièmement, la répression elle-même. Troisièmement, ils ont le sentiment qu'une terreur encore plus grande est sur le point de commencer ; peut-être pourrait-on l'appeler la "deuxième grande terreur". J'ai rencontré des gens qui ont été emmenés au poste de police pour un tweet ou un commentaire sur Facebook.

“La Grande Terreur”, c’est en référence à Staline et 1937 ?

Oui, bien sûr. Beaucoup, et moi incluse, ont peur que la répression contre ceux qui s'opposent à la guerre et au régime devienne encore plus terrible qu'elle ne l'est maintenant.

Pouvez décrire en plus grand détail les sentiments de vos sources ?

La dernière chose que je veux faire est de tomber dans la généralisation, car c'est l'une des erreurs souvent commises par ceux qui tentent d'analyser cette nouvelle migration en provenance de Russie. Tous les gens sont des individus. Mais il m'a semblé que beaucoup des personnes que j'ai interrogées étaient désorientées, que beaucoup ressentaient de la gravité face à ce qui se passait en Ukraine et en Russie, et qu'un grand nombre d'entre elles avaient toutes les raisons de craindre l'avenir.

J'ai peur pour eux parce que beaucoup de ceux qui sont partis ne pourront peut-être pas rester à l'étranger, et encore moins obtenir une autre citoyenneté. J'ai peur parce qu'un certain nombre de ceux qui sont partis auront évidemment du mal à gagner leur vie, et nombre d'entre eux ont maintenant perdu leur emploi. Beaucoup n'ont pas l'intention de revenir sous le régime actuel. Les personnes que j'ai interrogées ont plus d'une fois admis qu'elles se trouvaient dans une sorte de flou. Je suis très inquiète pour eux.

ROAR, une deuxième initiative sur le thème de la guerre

Le deuxième projet de Mme Goralik sur le thème de la guerre s'appelle ROAR, abréviation de "Russian Oppositional Arts Review" (Revue artistique d’opposition russe). Gérée par environ 70 bénévoles, la publication s'oppose à "la culture officielle, loyale et servile qui se confond dans sa forme extrême avec la propagande et sert le gouvernement russe criminel actuel", a déclaré Mme Goralik dans une interview récente.

ROAR a publié son premier numéro, consacré à l'invasion russe en Ukraine, fin avril. Le lendemain, le site web a subi une attaque DDoS. Contrairement à Exodus 22, de nombreuses personnes interrogées par la publication ont refusé l'anonymat, même si elles sont toujours en Russie.

Le deuxième numéro de ROAR, comme le premier, sera disponible en russe, en anglais et en français. La traduction du premier numéro en italien est en cours.

Valynets : Il me semble que peu de contenus sur les Russes qui s’opposent à la guerre contre l’Ukraine sont publiés. Pensez-vous que leur point de vue est bien représenté dans la sphère publique ?

Goralik : L'une des raisons pour lesquelles nous avons créé ROAR était de montrer qu'il y a des Russes qui s'opposent au régime, et qui n'ont pas peur d'en parler. Nous ne pouvons pas être sûrs que ces voix seront entendues. Mais nous pensons qu'il est essentiel que nos auteurs puissent publier leur poésie, leur musique et leurs œuvres d'art.

Le thème du deuxième numéro de ROAR est "Résister à la violence". Le sujet le plus important pour nous, bien sûr, reste la guerre de la Russie contre l'Ukraine, mais nous voulons que les auteurs aient l'occasion de parler de la répression en Russie également, et de l'expérience de la résistance privée à la violence contre les individus. Ce sont des concepts liés dans la culture russe : la violence contre l'individu commence avec le régime, et culmine dans la violence d'un pays contre un autre.

Nous disposons à présent d'une vaste collection pour le deuxième numéro, avec une sélection importante de poèmes (près de 50 pièces), une sélection d'œuvres d'art (plus de 30 oeuvres), et nous sommes en train de finaliser une sélection audio. Nous avons, d’après nos observations jusque là, une très belle collection d'essais et de prose.

Pouvez-vous nous détailler quelques unes des idées principales que les auteurs essaient de transmettre à travers leur travail ?

Je pense que l'une des idées très importantes n'est pas seulement "Non à la guerre", mais l'idée de la responsabilité individuelle vis-à-vis des actions privées, dans un contexte historique.

Ses autres projets au sujet de la guerre

Mme Goralik travaille sur plusieurs autres projets liés à l'invasion russe en Ukraine, qui visent tous à utiliser les voix individuelles pour préserver une archive de ce qui se passe aujourd'hui.

"Je pense que les expériences personnelles sont extrêmement importantes par rapport aux récits officiels", précise Mme Goralik. "Je crois fermement qu'une époque s'apprend avant tout à travers les histoires personnelles des individus qui l'ont vécue, et j'essaie d'apporter la plus petite contribution possible à la préservation de ces récits."

Valynets : Avez-vous une histoire préférée ?

Goralik : J'ai un thème favori : il y a beaucoup d'histoires de parents mécontents de leurs enfants qui ont cherché à émigrer. Mais il existe une petite catégorie d'histoires de parents qui ont été incroyablement favorables au fait que leurs enfants veuillent quitter la Russie et qui ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour les aider, y compris en rassemblant leurs derniers sous.

Qu’est-ce qui vous plaît dans ces histoires ?

Que rester ensemble ne se limite pas au sens géographique du terme. Il y a un "ensemble" beaucoup plus significatif, qui concerne le soutien, la compréhension et le partage de valeurs communes – prendre soin les uns des autres. Ces histoires sont très inspirantes.

Qu’est-ce qu’un observateur externe doit savoir sur le peuple russe ?

Premièrement, nous sommes tous différents : je pense que la généralisation est le meilleur moyen de perdre toute compréhension lorsqu'il s'agit d’individus. Deuxièmement, je pense qu'il est crucial de comprendre combien de personnes en Russie en ce moment détestent le régime actuel, la guerre et le gouvernement. Des gens qui se sentent vraiment mal à propos de ce qui se passe, qui en souffrent et qui ne se contentent pas de s'en inquiéter, mais font tout ce qui est en leur pouvoir pour changer la situation.

Cela peut sembler une goutte d'eau dans l’océan, mais à terme, cela peut le nettoyer. L’activisme, informer les sceptiques, se soutenir mutuellement et la créativité : je crois que c'est là que commence la chute des régimes oppressifs.


Cet article a d’abord été publié en russe.

Photo de Jakub Ivanov sur Unsplash.